‘The classification of the constituents of
a chaos, nothing less is here essayed’
Herman Melville, Moby Dick



nouveau !!! chapitres 18 & 19 !!!!

1.

L'atmosphère — celle de cette nuit : structure cristalline pour mes yeux — premier élément. Deux anneaux d'acier chirurgical pendent aux nichons de la lune. Il y a une bête dans cette nuit. De l'eau chaude coule dans les veines de sa viande. C'est la brique noire qui fait les murs de cette nuit. Hors des Flandres ils ne peuvent pas comprendre ça. Des poings aux bouts de bras reposent contre les murs. Des drapeaux morts noirs et rouges sont les chiffons de la République. La République, c'est le nom d'une place, ici — ailleurs aussi. La nuit est sûre dans les rues noires de la République. On ne sait pas encore alors qui sont les méchants. Une ouvre sa robe, déboutonnée du col jusqu'en bas. Ça y est, sa chatte est très noire. Elle arpente dix mètres de rue la robe ouverte retenue par les poings sur ses hanches. La nuit est déserte, elle peut. Il ne se passe rien, pas encore — ç'aurait peut-être tout évité. À ce moment il n'est pas possible de le savoir. De ce que l'on sait d'après, beaucoup est inventé d'ailleurs — alors, à quoi bon ? Il ne se passe rien, c'est une provocation. Robe, cheveux et toison sombres, peau mutée dans la lumière de sodium, ombrée aux attaches des muscles et des os. Pour dessiner un destin de famine, l'appétit de bête qui fait l'histoire. Je crois. Moi je vois tout ça derrière la brique noire.

Je sens ce qu'un sexe donne à l'air libre, mais... Ce n'est pas encore mon histoire. Je suis une autre bête. Les anneaux de la lune m'enchaînent aussi. Il est difficile d'articuler tout ce qui se présente en bloc de cette nuit. Celle qui s'ouvre pour ne pas savoir, ou savoir ce qui n'advient pas. Ce qui va faire vomir la République. Les anneaux de la lune. La lumière, c'est aussi cette nuit. C'est vraiment difficile, je veux dire, je ne comprends pas non plus ! Elle l'a tenté et ce ne peut pas être rien. Une fois la République doit admettre que rien n'est pas suffisant. Moi j'ai honte, mais c'est depuis longtemps, d'avoir fait ma chair de l'inacceptable. Elle, elle a la bête avec elle. Quand la fille rousse va passer, elle va lui couper les seins avec un fil d'acier. Lui briser les os des poignets avec une poulie. Puis les dents plus tard, et plus tard encore l'os du front. Lui coudre dans le vagin la queue arrachée de son mec. C'est un con de toute façon, un étudiant en architecture ; c'est son heure de gloire, sa consécration. La blonde étouffe du satin de son slip dans la gorge. Elle n'a plus de mains pour l'en arracher. Ses mains sont à l'intérieur. Le type mal rasé perd beaucoup de sang par le tuyau qui lui entre sous le sternum. La peau du visage lui pend sur la poitrine. Ses mains sont liées par les muscles arrachés aux avant-bras au tibia dépiauté qui lui sort de l'anus. Aussi d'autres fragments qui n'appartiennent à aucun d'entre eux. Une scie. Ce n'est pas bien.

Ce n'est pas bien d'en faire littérature. Je crois. Enfin ce n'est pas bien pour moi, et c'est moi qui l'écrit. C'est autre chose de se faire des implants d'acier chirurgical à la lune. C'est le temps de la République : les bombes tombent toujours loin, alors la fiction s'arroge les drapeaux, les sévices, la subversion et l'ordre règnent, la nuit était sûre. Pas de sexe à voler. Pas de bête à l'échelle : quand on est sur son dos ! La rue est derrière la fenêtre, il y a deux millimètres de verre tranchant. Je ne serai pas intelligente pour cela. Peut-être que c'est moi qui vais voler du sexe à celle qui s'exhibe à personne pour la voir, la fenêtre se franchit aisément. Contingence entre la rue, la nuit, la lune, le sexe, la bête, le néant. Tant que j'écris cela... Je n'aime pas ce que j'en ai écrit, je ne peux pas encore faire la part de la littérature. Ces atrocités nient trop, rien ne justifie même de s'en faire l'imagination gratuite. Mais maintenant c'est là.

La République enfante dans les rues à son nom. On va bientôt comprendre mon insistance. C'est une époque où ça s'actualise, ça se boucle, le calendrier n'y est pour rien, beaucoup de causes ont beaucoup de conséquences. Je vous assure que je ne réfléchis pas : c'est la rue, la fenêtre, mon chat malade, mes nouveaux piercings, la nuit sur la République qui s'impose nuit après nuit. La brique noire des Flandres. Une qui s'ouvre à l'air extérieur indifférent, puis qui torture. Oui c'est vrai, je ne sais plus, pourquoi est-ce à moi d'en faire écho ? Je ne suis que derrière ma fenêtre, déjà dans la posture d'écrire et j'aurais dû comme d'habitude décrire mon ordinateur. Je sais faire ça, toujours pour écrire je suis derrière mon ordinateur et je trouve juste de le décrire. Mais il y a la fenêtre, elle a toujours été là, et la rue je l'ai empruntée aujourd'hui encore pour venir ici. Connais pas les voisins. Mieux la lune, mieux la brique. Il y a quelqu'un derrière moi qui suis transparente. Mon chat est très malade. Mais ça n'enlève rien à ce qui rôde cette nuit, alors qu'est-ce que j'en suis ? De transparente j'ai pu devenir tranchante, peut-être que c'était moi ? Non, il faut me considérer comme quelqu'un qui écrit. Mais qu'est-ce que j'ai pu voir d'autre que mon ordinateur ? Je ne lis pas de ces livres. Je ne suis pas de ces gens. Je pourrais aussi être amoureuse de celle-là, pour ce qu'elle a fait.

Moi aussi j'ai un corps, ce n'est pas très républicain, mais elle ne peut pas tout, la nuit vient et il se passe ça. Aller vers la porte, c'est possible, tourner les deux verrous, ouvrir et entrer dans la nuit luisante ; pour les rejoindre ou pour la rejoindre ? Y serai-je seule ? Qui est de trop ? Si je m'agenouille, sera-ce pour lui embrasser la chatte, ou pour vomir, ou pour supplier, ou pour pleurer d'être seule ? Je sens de la chair à travers l'air noir, le verre plat, je sens un ventre parmi tous ceux qui m'ont parlé. Je sais si peu répondre ! Elle a tellement d'image celle-là dans la rue, elle est tellement image qu'elle ne peut qu'être regardée. Rien d'autre. Je comprends qu'à être si image on souffre violemment de ne pas être regardé, mais je ne cautionne rien, attention !

Ce qui suit est une hypothèse, à voir si elle peut s'avérer réelle : je vais dehors. Peut-être la porte, peut-être la fenêtre, qu'importe. Je suis habillée, mon corps est raisonnablement présent. Je ne révèle rien. Pour simplifier, ce n'est pas moi. Elle va à elle. C'est franc et c'est une réponse. Elle peut s'agenouiller et vivre ou mourir ou souffrir : poser ses lèvres sur ce sexe qui est froid de la nuit, sec et frais, avec un délicat goût de sang. La robe est un drapeau noir et quelque chose devient possible qui ne va pas seoir à la République. Je deviens complice, euh, elle devient complice. Les poings, pas que pour les fist-fuckings ! Ainsi on évite la boucherie. Mais peut-être dans l'ombre un peu plus loin il y a déjà, on ne sait plus si cette vision... Le sang... Cette outrance, cette littérature appliquée... Il ne se passe rien, l'ordre règne ! Cette ferraille dans la peau, quel ridicule ! C'est pas de la balle ! Les yeux contre le ventre, il faut lécher, au moins ce n'est pas écrire. Une chorégraphie de la langue, un langage direct à la syntaxe fine, un réel échange, une réelle douceur, de quoi s'abstraire, oublier ce qui guette — la lame —, une chanson. Une vraie sérénade pour aujourd'hui entre les murs de brique noire. La lune molle. Ma ville est de Flandres. Le chat agonise sûrement dans la cave. Un Donald Duck sommaire repeint l'écran de l'ordinateur avec de la peinture à carreau. Un CD de Faye Wong tourne dans la platine. Ou Monteverdi — ou Naked City. Il faut un drapeau noir pour sortir cette nuit. L'ordre ne régnera jamais.

2.

Mon chat est malade, il se cache pour mourir, je me cache et c'est pour mourir. J'ai su utiliser la fenêtre pour voir. J'ai vu l'armée de la République cerner la maison, des ninjas nains et ridicules. Ils pensent qu'il y a danger. C'est la fin de la nuit et c'est au travail de régner sur la République, de circuler dans ses rues. Il paraît que... On sait ce que c'est en Flandres. J'écris à Faye Wong, c'est une chanteuse chinoise, une star incroyable dans le Pacifique, je lui dédie ma vie. Il y a cette fille sur le lit qui n'était pas là avant, et qui a affaire avec le sang. Je crois. Je suis sur le lit, ou derrière l'ordinateur, cela n'a pas d'importance. Je suis nue pour mourir comme une guerrière celte, et ce que j'ai fait de mon corps prend enfin une signification. Ces bijoux d'acier chirurgical me font séduisante. Comment faire croire qu'il y a des armes ici ? Des couteaux de cuisine. Des vitres brisées. Un dangereux...

Plus de téléphone, que personne ne pose de questions. Dans la lumière du jour... S'il te plaît rase-toi la chatte, tu comprends ? Bien sûr, elle comprend, entre femmes... Difficile de choisir la musique pour ce moment : toutes les fictions du refoulement sont encore possibles, jusqu'au dernier instant. Pas trop de mise en scène. J'avais alors abandonné le cinéma, aussi la littérature. Mais pas la fenêtre. Comment faire durer ? Ne te coupe pas ! Assez de sang ! Enfin un amour. Mal à penser le passé proche. Mal d'avoir une enfance. Mal que tout ait été autre chose. Viens là, je lèche tes blessures. Comment rendre cela utile ? Faire mal à la République. Rien de symbolique. Rien de métaphorique. Rien de personnel. De plus en plus de jour. La brique noire de la ville. La rue est bien plus bizarre maintenant qu'elle ne l'était la nuit. Fermés les volets du rez-de-chaussée. De la musique différente à chaque étage, voilà l'idée ! Doom-en-Flandres ! Entrez dans mon labyrinthe ! Il n'y a rien et on y verra tout. La fenêtre peut tomber, elle tuera, mais je ne veux pas faire de littérature de cela, ce n'est pas bien. Je sens bien que cela est maladroit mais...

Apaisée, elle ne refuse rien. Aujourd'hui je fais l'homme. On pourrait jouer aux échecs. Il faudrait déménager les meubles pour être plus nues. Des armures pour la soldatesque républicaine. On pourrait leur jeter des livres ! Kafka ! Du sang. Bukowski ! Du sang. Gibson ! Du sang. Barbey d'Aurévilly ! Du sang. Mishima ! Du sang. Je ne dévoile rien, j'ai maquillé les noms, des noms d'hommes. Le pauvre petit chat malade rampe sous la chaise pour jouer d'être avec nous. Elle sait me faire gémir, c'est si rare de s'abandonner, c'est à aujourd'hui de me l'offrir. Encore plus de jour, du bleu. Je suis de nouveau devant l'ordinateur, je chasse Donald Duck pour continuer la lettre à Faye, elle ouvre la fenêtre, ELLE OUVRE LA FENÊTRE ! Debout dans l'encadrement de la fenêtre à l'étage, elle offre à la République sa nudité glabre. Trop nombreux pour prendre une décision. S'ils étaient des hommes, ils basculeraient maintenant de notre côté. Le mégaphone nous gâche Il ballo delle Ingrate de Monteverdi, je referme la fenêtre.

Il a dû se passer quelque chose pour qu'ils nous assiègent ainsi. Je dois éviter de relire. Elle m'attire encore à elle, elle voudrait que j'aie des bites. Je n'en ai pas. Machinalement... Elle joue avec mes bijoux. De l'autre côté de la rue. Il y a un ninja qui regarde par la fenêtre. Un immeuble de brique noire, je ne sais pas qui habite dedans mais je l'ai beaucoup vu. Il devient intéressant. Je suis derrière elle, je prends un truc sur le bureau et lui colle sous la gorge. Cela aurait pu être le contraire, c'est plus simple que ce soit moi. Les maisons de ce temps ne sont pas solides, quand on veut vraiment entrer. Jusqu'au dernier moment j'ai cru que j'allais plonger dans l'ordinateur. Une osmose avec le réseau ou un truc comme ça. Maintenant je ne sais vraiment pas ce qui peut arriver. Pas de passé, pas d'avenir — pas de mains, pas de chocolat. Le jour est le temps des impuissants.

3.

Comme je sais courir je cours, je peux aussi être sur le pont de Brooklyn mais je n'aurais pas les seins qui ballottent dans le vent, les tétons pointés vers devant, pourquoi d'ailleurs avoir attendu cette nuit-là précisément — ce n'est plus la nuit mais ce jour en découle si complètement qu'il en garde l'essence affadie — pour vivre mes rues vraiment ? Courir à poil dans un madrigal de Monteverdi ou dans les rues de la République, m'habiller de plus d'espace que je n'en ai jamais eu, déranger dans la course des poings et des drapeaux si tranquilles, jamais soupçonnés, faire une boulette du ciel bleu, noir et blanc et la chasser du pied, vite. Plus loin dans la rue la brique est orange, puis rouge, puis noire, puis noire encore : dans cette palette chromatique je suis blanche, et je manque faire demi-tour en m'en arrogeant l'impunité, puis je ricane. C'est comme des araignées-robots qui glissent à ma suite. C'est une vieille musique qui rythme ma course, revenue et évidente de l'adolescence, quant à cet instant précis la course prend en charge tous les devenirs, tous les rituels, toutes les virtualités, toute la vie. C'est Dionysos (le dieu/principe, pas le groupe pop) qui court dans mes pas comme quand j'avais lu Nitch. C'est un flot gris qui roule dans les rues qui m'emporte dans toutes les directions plus celle-là de mon corps précédé de mes seins.

Comment ai-je échappé à la Polizei ? En poussant de grands cris. Comment j'ai échappé ? En agitant mes bras ma tête mes genoux comme une danseuse de butoh. Une berserker poursuivie par les sifflements, c'est moi. Tout s'est résolu dans l'action. Je vais en tout cas vers le zoo. Il y a des bêtes aussi là-bas, qui dansent aussi. La femelle rasée pour moi est elle restée là-bas. C'est elle en fait, mais je ne sais pas vraiment quoi. Inutile de le dire à qui ce soit, gardons cela pour la littérature. Ce ne sont plus des hommes mais des hommes de la République : ils ne vont pas la violer alors qu'elle sent le sexe si fort, et ça c'est un progrès, c'est un moment du 21ème siècle qui disparaîtra quand le capitalisme entraînera la République dans son effondrement prochain. Peut-être va-t-elle les tuer. Les armes tuent ceux qui en ont comme ceux qui n'en ont pas. Elle a de la ressource je crois, mais pourquoi crois-je cela ? Musique de singes.

Avant je croise des hommes, un homme en particulier. Il me regarde et il a envie de moi. Je suis une grande guerrière là et il ne connaît que ses femmes habillées. Il se souvient alors d'un voyage à Londres avec sa classe au lycée, être allé au British Museum, y avoir éprouvé pour la première fois et comme jamais depuis ce que l'art et l'animalité fondent et unissent en l'humain, aussi comment il avait dû vérifier avec ses doigts mais avec la caution de la culture antique comment son âme affleurait à certains points de son corps. Il avait oublié, il avait oublié. Il ne sait pas que c'est un peu lui qui me chasse dans la rue ce matin, pour rejoindre les autres bêtes. Il n'aurait pas pu s'exhiber comme nous dans la nuit de la République, et puis il avait oublié le Brit. Il n'aurait pas laissé ce tas de... si c'est vrai. Il n'a rien à offrir qu'une femme n'ait déjà, comme souvent. Il lance ses hommes comme des araignées. Rien que de le croiser ils l'ont fait leur et pourtant rien n'est arrivé. Mais il a envie.

Est-ce que ceux qui vivent près du zoo écoutent les singes jouer du singe, les chacals et les paons appeler l'envers du monde ? Ou ont-ils des chaînes stéréo pour couvrir ça avec, je sais pas, la Passion selon Saint Matthieu de J. S. Bach par la Petite Bande dirigée par Gustav Leonhardt ? Ou avec France Info ? Le radioréveil peut dire : chasse dans les rues mais on ne sait rien. Ou bien : le nouveau dôme du British Museum a été construit par des français et il va donc s'effondrer. Ou bien : rumeur sanglante mais la police maintient ou plus exactement d'importantes forces de police ont été déployées mais la Préfecture se refuse à toute déclaration. Ne regardez pas par la fenêtre. C'est pas une blague, ne regardez pas par la fenêtre. Tir à vue. Les araignées-ninjas sont répandues dans les rues. Q.G. mobile place de la République. Antennes rue Nationale et boulevard de la Liberté et place du Général de Gaulle (ou Grand Place). Du côté de la citadelle Vauban, grand désordre chez les singes du zoo. Il y a comme un drapeau noir que personne ne tient qui se lève alors qu'on attendait l'aube pour aller travailler. Les femmes que l'on croyait pourtant sous contrôle... Un principe/dieu grec échappé d'un livre d'un philosophe-rebelle allemand — mais pas ce groupe pop... Un analyste. Ce Nitch qu'on cause il a aussi inspiré les surhommes nazis si je me n'abuse, mais ne simplifiquons pas.

Ici les murs sont blancs, et c'est pire que la brique noire. Pas de toits, pas de cheminées, pas d'ombres portées, pas de fenêtres en coins, pas d'obliques. Mais les cris de singes du zoo portent loin et résonnent et sont renvoyés de paroi en paroi dans ce piège à sons. Dans ce piège. Si je ralentis, j'ai froid. Mais l'espace se fige. Je devrais déjà être ailleurs. Si j'ai une destination, je suis perdue. Pas le zoo. La bête, c'est l'autre. Moi je fais mon jogging de bon matin. J'ai un soutif de sport avec des bretelles croisées dans le dos, un T-shirt orange avec un bouddha dessus, un cycliste noir et des Reebok avec semelle adaptée pour éviter les écrasements de voûte plantaire. Pas envie de courir autour du zoo aujourd'hui, je vais essayer du côté de l'écluse. Le psychologue le dit au commissaire. Mais alors vous savez qui c'est ? Il nous a jeté des livres, comprenez-vous. Il a des piercings et des tatouages comme c'est la mode. Il est armé de lames de verres et il viole les femmes ou même il ne les viole pas. Même entendu parlé de tellement pire que même la police ne le dit pas à la police. Blanc. Court vite. On a parlé de danseur de butoh. C'est quoi butoh ?

4.

La femme s'est échappée ! Par charité on l'avait habillée, puis on l'a perdue de vue. Maintenant la femme c'est moi. Je me suis échappée par ma ruse et par la puissance de mon corps que je sais réduire. Alors on ne sait plus me voir. Simplement d'être habillée et ça vire à l'invisible. Comme les murs sont noirs dans cette ville flamande ! C'est le jour maintenant. Je touche mon pubis rasé par l'échancrure de la robe, c'est doux, sec, franc, caressant, je caresse. Merde, je redeviens visible.Tout est si vrai que j'ai l'impression d'être à New York, à la télévision, donc ce n'est pas ça, pourquoi ? Il s'est passé beaucoup de choses il semble cette nuit. Moi c'est vers la gare que je me dirige. Pas besoin de métro. Il y a des gens qui ne manifestent pas dans ces rues. Dans l'angle de l’œil on croit apercevoir des drapeaux noirs et rouges mais, ne pas tourner la tête car ils ne sont jamais là. Ne pas regarder les passants non plus, on verrait qu'ils ont tous les poignets tranchés.

Je pourrais enfoncer ma main dans la poitrine de celui-là et lui arracher le cœur. Je pourrais arracher la bite de celui-là et lui remplacer les yeux par les testicules, machinalement. Je pourrais écraser l'un contre l'autre les visages de ces deux-là jusqu'à se faire toucher leurs cerveaux. Je pourrais remplir les seins de celle-là de ses dents, de ses phalanges. Si j'ouvre ma robe là, maintenant, je sais que la police peut venir me chercher. Si je colle la bouche de ce môme contre mon sexe, il sera dit que c'est mal, et j'aurai des ennuis. Simplement si je chante on me regarde déjà de travers. Si vous saviez. Ou peut-être ils ont tous ces pensées en tête. Qui ne se voit pas se casser les dents, se crever les yeux, se trancher les tendons à chaque fois qu'il prend un couteau ? Lui que je sais derrière moi à regarder mon cul, pourquoi il ne soulève pas simplement cette robe pour me planter son truc ? S'il le fait, un autre serait capable de l'en empêcher au lieu de profiter de l'autre côté. Comment faire pour avoir de l'amour vrai ? Avoir deux hommes c'est vulgaire, ou plutôt on ne trouve que deux hommes vulgaires, ou même on ne trouve deux hommes que vulgaires. Moi c'est par amour, je veux aimer deux hommes.

C'est comme en vouloir un dans le cul. Ce n'est pas, je veux dire, cela n'a rien de, enfin ça ne signifie rien, en ce que le sens n'en est pas extérieur, comme ça, à quatre pattes, comme une chienne, comme ça, dans le cul, c'est touchant, de l'ordre du, de l'indicible, comme un oiseau plutôt, en fait, comme échappée et portée par l'air. Ce n'est pas être anale, plutôt philosophe, moins de contact et plus de liberté, une caresse à l'arrière du cerveau, si l'espace pouvait être blanc, une combinaison dont une bite qui me va et vient dans le cul n'est qu'un élément. Soit l'esprit se disperse, soit il se concentre, que vaut d'être éparpillée par son vagin, c'est juste doux, je pourrais aussi bien être seule, et en même temps plus incarné, plus viande. Je pense, un ventilateur devant le visage devrait encore, le vent est bien sur physique, mais agit à un niveau d'intellection animal. Je pourrais aussi être un homme, mais sans avoir le choix, c'est moins, il manque une dimension, une féminité, un pouvoir.

Il faut que j'aille dans un coin pour arracher ce désir de mon ventre, tout cela est trop mental et je ne peux le partager avec personne, puis ma chatte glabre est trop agréable à caresser et aussi trop fragile pour la laisser à un autre. Ou trouver une gentille fille qui me lèche, mais à cette heure-là on peut admettre que les gens ne se lèvent que pour aller travailler. C'est incompréhensible mais si je vais au milieu de la rue et que je soulève ma robe et que je crie clairement : "qui veut me lécher ?", je peux aller en prison. Personne ne le fera d'ailleurs. Ou un type vulgaire, parce que c'est sa seule occasion de l'année de lécher une jolie chatte. Mais pas cette jolie lycéenne là, parce qu'elle me trouverait belle et attirante. C'est un miracle permanent que tout le monde ne devienne pas fou furieux. Que cette haine de l'autre de ne pas l'aimer ne s'actualise pas dans des explosions de barbarie. La chair non-aiméee n'est que de la viande de boucherie. C'est la guerre mais toujours ailleurs — pour l'instant. Pas envie d'aller me terrer dans un chiotte pour me branler. M'allonger dans le soleil...

5.

Je me suis assise puis allongée dans l'herbe, et donc je ne cours plus. L'adrénaline fait place à l'endorphine et je vogue dans mon esprit. Il est froid et c'est cool. Je regarde comme il est perché au sommet d'un poteau nu le singe du zoo de la République, il a un nom (que je tairai pour des raisons bien compréhensiles) et une fonction sociale – bien plus que moi. D'ici on peut capter ses pensées, c'est un service public, j'y ai droit moi aussi bien que je n'ai jamais payé d'impôts, ça dit : "bzz – je sais que je ne serai plus jamais heureux comme quand j'étais un ivrogne — heureux, héros, ivrogne —, plus jamais amoureux comme quand —, plus de suicides ratés, de nuits au poste ; de juste s'asseoir sur le macadam — rien d'un volcan, rien... — qu'est-ce que j'ai de plus maintenant ? On a pu me quitter : pour ça ou autre chose, maintenant quelle importance ? Que faire de mieux, comment faire, comment faire mieux ? Quand j'étais un ivrogne... Je n'aimais plus, je m'aimais plus, la fiction... La fiction de l'ivrogne... Oui bon, la cocaïne accorde plus d'aura, la cocaïne, et le speed et l'ecstasy plus de chaleur, encore que, et l'héroïne fait moins vomir, les joints et les cigares, bon... Mais c'était bon pour quand j'étais heureux comme ivrogne — maintenant, c'est difficile d'arrêter d'avoir arrêté. Je veux boire ! Je veux à boire ! Je ne savais pas que j'étais si malheureux, que ce pouvait être si constitutif, si élémentaire — que je vieillirais si vite ; que je ne boirais plus pour de vrai. Que je ne saurais plus être amoureux, aimer dans l'inconscience d'aller alors trop loin ; que j'étais si limité. Que j'étais si limité. Si accablé. Maintenant. Quel maintenant ! Ma belle littérature ! Salope ! Que j'étais si limité. Si dépendant.

C'était beau de — ce n'était pas beau d'être un ivrogne, alors le reste devait l'être, kaniechno — bullshit, we hebben ons vergist ! C'était là, à portée de... Et cette petite, là — ça me sert à quoi de ne plus... Je ne peux pas la boire, je voudrais bien, je voudrais bien ! A zatchem ? Fuckin' hell ! Petite et loin, comme tout est loin, maintenant... Comme tout est loin, maintenant ! Comme tout est loin... C'est pas une chanson d'amour, vraiment pas ! This is not a love song — at all... C'est pas non plus une chanson d'ivrogne, la chanson de la honte et du sourire et des larmes et de l'entre-être. Tu connais ça ? Peut pas qu'on m'aime — pas possible, le pas d'ivrogne, le nulle part. Le rien naturel. Je reste alors, et — si j'étais ivre, là, maintenant, je ne courrais pas, je n'écrirais pas, j'aurais juste allumé l'ordinateur et that's enough, now, I'm fed up singing ! La tête en haut, oui. Pas pleurer. Avant, oui, c'était l'ivrogne qui... Ah, ah, ah, maintenant c'est grave ! Et l'amour, l'amour aussi. Et pas boire, et pas avoir bu, et rien de cette vie-là. Rien de la vie d'alors — celle jeune et amoureuse — il y a des... touchers, des saveurs, des... amplitudes, des acides intérieurs, de la maculée conception. Boire ! À boire ! A bu !

Brisons là ! J'aimais plus la vodka que ma mère... L'encens du whisky... Le Sidi Brahim Coca devant la télé la nuit... L'amour à l'Irish Coffee, l'amour à la slivovicz, l'amour au mezcal champagne, l'amour sanglant au Bloody Mary, le sang dans la Pieprchovska, le sang dans la Zubrowska, le sang dans l'Absolut et la Finlandia, le bourbon le matin, le verre de genièvre flottant dans la bière, la Guinness à Dublin, la bonbonne de trois litres de vin limé, le rêve du Killer Punch hallucinogène, l'Aquavit comme horizon, et cetera... Alors il ne reste d'aussi simple que l'adrénaline, danser, courir. Avoir la République au cul, c'est bon pour courir. Et s'il ne s'agissait que de courir en définitive ? Qui peut dire ce qu'il en est réellement ? A quel moment les choses ont-elles commencé à diverger ? Dans la nuit de la lune percée... J'ai hâte que la nuit revienne pour comprendre plus et mieux, mais si je cours toujours la journée sera longue. Il fait froid. J'ai faim. Il faudra donc que j'assume, et je ne serai pas si inconséquente d'imaginer de la situation ne vient de rien. Il faut s'imposer la réalité, à plus forte raison qu'on en doute. Il s'est passé quelque chose dans cette aube et je dois courir ou trouver autre chose. Bon je vais rentrer dans une maison.

Je rentre dans une maison, c'est comme un poing qui me saisit. Des objets, des images, et enfin des livres, tout pour se voir humain, c'est une fin, c'est une île, c'est ma cage ici, l'air est solide, je ne vais pas m'y plaire. Non plus ce qu'on voit par les fenêtres. Moins exalté je commence à redonner du sens à ce que l'action a occulté. Je croise un miroir en pied et c'est un nouveau piège. Où suis-je tombé ? Comment vais-je écrire cela ? Je presse contre mon sexe avec mon poing droit, j'exerce différentes pressions. Est-ce que ce peut être mal ? Je veux dire il me semble qu'il y a mille façons de trouver cela mal. Il faut être plusieurs pour cela, je ne les connaîtrais jamais toutes. J'en vois une de trouver cela bien, c'est de trouver cela bien. Tout mon corps est inscrit de jugements. Manifeste pour personne. Je suis d'une longue histoire qui s'arrête après moi. La nuit est derrière moi. Je peux me dessiner du bout du doigt. Pas besoin vraiment de me regarder, même pour vérifier que j'existe.

Donc faire, le faire. Ça c'est moi, c'est de moi, c'est par moi. Je peux faire chanter ma peau, je peux en faire un livre, un chiffon pour m'essuyer du monde. Ce miroir est un piège comme la fenêtre l'a été, comme l'écran de la télévision ou de l'ordinateur l'ont été, comme l'image, toute l'image l'est. Je m'affiche comme ma propre pornographie. Je suis la Déesse dans mon antenne. Je suis la valeur ajoutée de tout ce qui me porte. Mais je ne sais vraiment pas ce que je fous là, ce qui m'a lancée contre cette surface étrange, quelle ivresse de violence autonome, quelle pression sanguinaire m'initient dans ma trajectoire. Comment des rues de la République comme je les ai vues et vues par la fenêtre je suis devenue le fantôme incarné. Un fantôme de bête, une femme. Je peux rester saisie par ces pensées qui me viennent de ce miroir, et de mon corps comme je l'y regarde. Mon corps c'est aussi le sien. Je ne suis pas toute seule et comme une femme j'ai livré mon destin. Je voudrais glisser ma langue dans la douce viande de celle-là qui m'a foutue là. Pas à philosopher. J'étais à appeler, elle m'a appelée, pourquoi était-ce, c'est à moi de le savoir, pas demander. C'est bien.

De toute façon je m'ennuyais. Si la République nous chasse ou me chasse, je ne saurais avoir tout à fait tort. C'est un peu facile mais comprenez-moi, je suis au bord du rien. Je ne possède que mon sang, et juste parce qu’en une seconde on l'a trouvé plus réjouissant à me colorer les lèvres qu'à rouler sur l'asphalte. Odeur plus riche qu'évaporée dans la nuit de briques. Forme moins pure que l'ectoplasme plat de la rue. On peut y identifier un sourire. On peut en rêver quelques usages. Pas peur de servir. Diable toujours sur moi. L'endorphine me monte à la tête, asthme, vomissement, démangeaisons. Puis-je partager ma mise hors-la-loi ? Y a quelqu'un ? Mes humidifications solitaires m'attristent, parfois profondément. Il va falloir courir encore aujourd'hui. Où sont les forces de la République ? M'accordent-elles ce moment de recueillement devant ma propre icône renouvelable à volonté ? Je vais tenter de faire la maligne. Regarde-moi.

6.

Le chef des hommes est debout sur le bitume dans un bric-à-brac de métal qui prend son sens en véhicule de police, comme d'habitude. Il regrette de ne pas porter la tenue de camouflage urbain de ses hommes, son grade requiert un uniforme plus de prestige que de pratique. Il pense que d'avoir entendu dans les bris de verre, les cris des hommes et le braillement métallique des radios quelques bribes de Come inanti de l'alba de Marenzio surnageant derrière le forcené qu'ils pourchassent maintenant le met dans une position inédite et passionnante. Même content que la femme ait disparu. L'air du matin est comme un bruissement profond, la musique de l'entre-deux, une couleur tridimensionnelle, un indéfinissable qui requiert toute attention, éloigne tout, annule tout. Toute la chair des hommes, tout le sang des hommes, tous les os des hommes se lient et s'annulent dans la simplicité de l'instant. Seule la musique le sait. Peu d'élus le vivent dans la musique, mais l'homme y existe et s'y accomplit. Et la musique se justifie dans cet accomplissement.

L'aube prend alors son sens dans la musique de l'homme, une conjonction idéale du cosmos, de la conscience et de l'art qui les fait communier, et un homme est là pour le percevoir — peut-être même à chaque instant. A ce moment, à cet instant c'est lui, lui pour qui à cet instant tout est musique, tout est transcendance. Comment ne jamais l'oublier ? Comment préserver ce ravissement de l'amoncellement de la matière du temps ? Seule la mort. Seule la mort peut l'accomplir. S'il y a un tueur ici, qu'il fasse son oeuvre. On pourrait mourir de la main de la femme sombre, fragile et animale qui a disparu. Pourquoi elle ? Que sent-on en elle qui appelle la mort ? Toute la chair a fondu et ne constitue plus qu'un fil à trancher. Un fragment de verre. Dans la main d'une apparition, un concentré de nuit et seule cette femme évanouie peut s'arroger cette dignité. Les lambeaux de nuit qui sous-tendent l'aube peuvent l'arrêter indéfiniment, consacrer une musicalité hors du temps.

L'aube vibre de métal, de mort et de fuite. La musique pourrait se concentrer en un point de lumière inaltérable, sans plus de palpitation, ou celle-là même de qui la perçoit et se révèle ainsi. Une telle conscience devrait consumer l'esprit qui l'assume et le pétrifier dans l'éternité. Quelle main d'os, de chair et de sang pourrait porter le verre tranchant ? Si cela doit être, la conscience doit désigner son agent dans le plan de la matière et c'est cette femme. Le barbare qui la violait et menaçait de lui trancher la gorge devient moins barbare, juste un sub-agent. Qu'il courre. Pas de hasard. Elle était plus que nue, on lui a donné un vêtement noir, évidemment. Elle s'est envolée. L'aube devient violente. Il faut aller vite, tout cela ne tiendra pas longtemps. Mourir ou rien vivre.

L'homme de la République sait que si tout doit aller vite, tout le lent temps d'avant devait être. Il devait être le chef, pour être là, à ce moment. Pour avoir à la chercher et pouvoir le faire. La République devait être là pour lui en donner le pouvoir. Prends ce tesson et tue-moi. C'est ainsi que cela doit se passer. Holà mes hommes, à moi ! Trouvez la femme. C'est elle qu'il faut trouver. Laissez courir l'autre brute. Moi le chef je le sais c'est elle, qu'on me l'amène sur-le-champ. Elle pue le sang. C'est pire que tout ce que vous qui mangez de la viande d'abattoir pouvez concevoir. Elle doit être livrée à la République que j'incarne dans les plus brefs délais. Prenez vos ordres de moi seul. Tue-moi. Il est une ivresse de sang que le sang seul absout. Besoin de rien savoir. Cheveux noirs. Robe noire. Taille et silhouette nocturnes. Sexe mutilé. Etat de choc. Super dangereuse. Se dirige vraisemblablement vers le centre. Pue le sang. Carnage. Prise d'otage. Déviance sexuelle. Pulsions incontrôlables. Cadeau de la nuit à la conscience. Animal craché de la nuit. Mauvaise conscience féminine de l'homme de la République, de la République de l'homme.

Ses gardiens se rassemblent et partent dans l'autre direction. Bousculade dans la grand rue. Effectivement une ombre en sexe a descendu par ici. Une trace infime seule en subsiste parce que dans le matin commençant la rue se redessine inlassablement, personne ne vague, ne revient sur ses pas. Mais il reste que l'on aurait pu violer quelqu'un dans ce matin, alors que d'ordinaire, c'est la queue entre les jambes que le boulot nous accueille. Nous les hommes. L'érection matinale s'est résolue dans la cuvette des chiottes et la tartine beurrée dans le café au lait absoute de toute métaphore. Ceux qui baisent le matin y sont encore. Tas de chômeurs. Mais on sent la mort qui plane, la mort qui rôde, la mort qui rampe, la mort qui se projette d'un esprit à l'autre, vides qu'ils sont de la musique de l'aube. Inconscients. Et si Dionysos (pas le groupe, le dieu/principe) ou Zarathoustra marchait parmi vous ? Si les hommes interrogeaient ? Hé toi, t'as vu Dieu ? T'as vu la femme ? T'as lu Nitch ? T'es con, il est passé à la télé dans Matin Bonheur. T'as entendu la musique de métal et de sang dans l'aube métallique ? La musique du chef de la police ?

Il est resté longtemps pétrifié comme humant la rumeur — ce n'était pas loin du zoo et l'on chassait l'homme —, puis nous a dit : "C'est la femme, allez". La République lui parle par télépathie. C'est notre chef et nous l'aimons. Toi tu as désiré le cul de la femme, parle nous-en. C'était un autre qui est presque arrivé à l'usine maintenant mais tu sais. Ç'aurait pu être toi. Et toi tu t'es surprise à rêver lui embrasser un con glabre alors que la nuit dernière encore tu te branlais sur une photo de Jean Claude Van Damme. Un sujet belge ! Pas allée au lycée, petit animal coincé. En tout cas c'était elle. L'invisible a creusé dans la rue un désir par défaut dans la foule fugitive. Mais la police sait. Voilà, c'était l'histoire de la police.

7.

Je suis larguée, ce n'était donc pas mon histoire. Moi qui étais prête à abandonner, mais de moi-même ! Voulais éviter l'épisode du zoo. Les singes. Avoir été loin. Avoir été trop loin. Avoir quitté la République pour les Royaumes limitrophes. Plus de frontières dans l'espace Schengen sauf celles de la République, elle est sûrement plus faible. Si faible. En cette Flandre se rencontrent des royaumes de nains, les animaux y sont admis, aussi dans le zoo libre de la République. Plus personne ne les plaint, plus personne ne les envie, on s'étonne juste qu'ils soient encore en vie. Malgré la pluie. Comme à Sarajevo ou Pristina. On le sait parce que c'est bien connu, mais Sarajevo ou Pristina étaient comme cette ville, une ville de gens, avec des voitures et des télés, des élus de la République et des jeux olympiques, et un zoo. Pas loin d'ici les Flamands et les Wallons se tiraient dessus à coup de fusil de chasse il n'y a pas si longtemps. Pas loin d'ici les gars du Vlaams Blok et les Lions des Flandres ici s'ennuient depuis cinquante ans. Certains sont allés s'entraîner à Sarajevo ou Pristina à tirer sur ceux qui s'entraînaient à poser des bombes à clous sur les marchés de la République. Peu sont morts de chaque côté, ils ont laissé ça aux locaux qui étaient moins entraînés, bien sûr. Mais ils ont la paresse des gens contre eux, jusqu'à ce qu'elle soit pour eux.

Un jour il y aura des snipers dans le clocheton de la grande poste place de la République qui servira enfin à quelque chose, et les animaux qui avaient pourtant survécu à la pluie étonneront encore plus de survivre encore — grâce à un vétérinaire en chef misanthrope qui brave le no man's land tous les jours pour les nourrir. Les animaux. Les animaux du zoo libre de la République. Qui mène une autre guerre, mais on ne comprend plus laquelle. Vous avez compris ce qu'il s'est passé ? Si j'avais mon ordinateur ce serait plus simple, ça m'aiderait. J'ai un tapis de souris Star Wars : the phantom menace avec Nathalie Portman dans le rôle de la Reine Amygdale. Je la regarde dans ses yeux plats et même le vide est dérisoire, même le dérisoire est vide. L'affranchissement est dans le néant concret du réel, une fois passé le seuil. C'est bien plus vrai que si c'est un bouddha qui le dit. Plus de mérite. Toujours, à vivre sans dieux.

Il était prévu que j'aille vers le zoo, mais je ne sens plus la chasse derrière moi. Je suis calme maintenant. Je suis morte. Non, ça, ça sera la dernière phrase ; mais je peux la préparer maintenant. On ne sait jamais quand ça peut arriver, même avant la fin de cette histoire, alors autant être prête. Ce sera de toute façon la fin, je le dis au cas où quelqu'un serait obligé de finir à ma place. Pas hésiter. De toute façon je ne contrôle rien, même pas ce que je sais et c'est si peu. Même pas quelqu'un d'autre qui me manipule. Ce que l'autre trouve dans la musique radicale de l'aube et qui me libère. Un indicible. Faire quelque chose de sa conscience du rien. C'est lui, c'est elle, c'est moi, et qui arrive après. Qui finira l'histoire. Qui finira la phrase. Qui lira le livre. Si je laisse l'ordinateur allumé cinq cent ans, mille ans avec cette page ouverte, il n'apprendra rien, il n'évoluera pas, il n'en fera rien. C'est le temps d'une session d'entraînement au temple de Shaolin.

J'étais devant ce miroir à me faire le spectacle de moi-même. Je pourrais me souvenir longtemps : de mes adolescences, de mes études, de mes affections, de mes psychotropes. De ce que le monde a déversé en moi. De ce que j'ai accepté du monde. Mais tout est désormais griffé sur ma peau. Mémoire simple et définitive, fausse bien sûr. Ce que j'ai à voir : du concret. Ce que j'ai à lire : du lisible. Ce que j'ai à vivre : du moi. Ce que j'ai à mourir : de la matière. A moi d'en faire du musical. Moi je n'ai pas besoin d'en mourir, je ne cours pas après la main qui me termine, je la laisse me trouver la chatte pour qu'elle m'aime et me branle. Je connais cette musique. Je n'ai pas toujours été cette innocente. C'est un parcours, accompli avec mes muscles aussi. D'accord du diable en accord du diable, j'ai descendu la gamme des dissonances et entendu toutes les musiques. Je n'ai plus peur de rien. J'ai laissé la République me courser par goût de courir. Je n'avais pas besoin de le savoir, ça été ainsi. Je suis prête. Selon l'humeur du moment, autant de plaisir, même plaisir à vivre et à mourir. Ou entre les deux, se soumettre à la blessure, laisser ou guider la lame dans la peau, ou l'aiguille, ou le clou.

Quand je me regarde, j'ai quelque chose à voir. Quand je me montre, j'ai quelque chose à montrer. Moi entre autres, entre les autres. Je suis de ce monde, pas besoin de jouer contre, tant que je ne joue pas pour. De l'autre côté de la rue, derrière deux fenêtres, un type souffre que je peux regarder. Mais il ne joue pas, il ne fait que souffrir et ça ne lui sert à rien. S'il me voit le voir, il ne gagne pas de points. Son corps est grisâtre sans faire de lui un fantôme. Il ne tire pas de gloire d'avoir froid. Sa femme ne le mord pas. Son ordinateur ne lui sert pas. Il écoute la radio le matin, mais il n'a pas entendu Sigismondo d'India lui livrer la clef du métal en lui le matin, ni Faye Wong, ni Napalm Death. Pourtant je le vois par la fenêtre, donc tout cela est possible. Comme je suis passée de cette nuit dans ce matin. Comme j'ai un autre statut, sûrement provisoire, mais auquel je m'étais préparée toutes ces nuits devant mon ordinateur. Comme inéluctablement ou mourir de la gangrène.

8.

Ce n'est pas... pensons la fiction. Comme la fiction. Être est ployer sous les diégèses. C'est ainsi une chanson, un opéra ou un motet ou PJ Harvey. Le labyrinthe est d'abord de volonté, de chercher la sortie. Ce qu'on pourra en faire de mots ! Des architectures, des images en mouvement, des systèmes économiques, des sagas qui bâties sur le néant élèvent des tours spiralées de phrases, des symphonies, des folies graves et amusantes. La fiction est sous le vêtement et il faut l'habiller pour en contrôler le pouvoir. Ainsi j'ai fait du corps cette geste de tout ce qu'il porte et transporte, de lui et d'autre. Le dragon des révolutions est dans les mouvements, dans les amours, toujours avec moi mieux que dans les pensées, souvent infidèles. Comment être toujours fou ? Comment saigner toujours ? Quel public plus attentif que celui de la nudité ? Quel lecteur plus ému que les mots poussés dans les orbites avec les pouces, un baiser, avec la langue ? Quel autre décor pour des chansons que ce contexte parfait ? Quelle voix plus audible que celle modulées par lèvres et langue de chair, celle où s'accrochent des anneaux d'acier chirurgical ?

C'était la nuit de la République et au matin j'ai cru que je n'aurai pas à choisir entre la mort et les barreaux de la prison ou de l'hôpital — que quelque chose avait ripé. Que le départ pour les Royaumes n'aurait pas lieu, ou pour quelqu'un d'autre. Retourner vers l'ordinateur au bout de la rue et écrire tout cela. Redresser les bibliothèques écroulées. Déposer un CD dans la platine — Ute Lemper chantant Kurt Weil pour prolonger cette fille en noir. Terminer cette lettre à une idole lointaine que j'écris depuis quatre ou cinq ans. Prolonger cette fille en noir. Prolonger cette fille en noir avec une autre – celle-là qui est un oiseau ? Est-ce qu'on peut baiser un oiseau ? Est-ce qu'on peut le partager avec des amies ? Qu'est-ce qu'on peut ?

Inventer des jeux érotiques derrières les murs noirs pour que les ornements du corps ne chantent pas que pour moi dans un miroir ? Prolonger cette fille en noir dans sa virtualité, son universalité, sa machinalité ? Recevoir d'une improbable une enveloppe contenant une toison pubienne et une photo de chatte rasée ? Ou le compte-rendu commandé d'une perversion suggérée — sodomie, exhibition, masochisme, art ? Devenir l'héroïne de la fiction d'une autre ? Abolir le privé pour incarner la caste absolue des monarques et des bouffons sans que cela se remarque ? Prolonger cette fille en noir avec une autre – celle-là par exemple qui danse et rit pour de l'argent à la télévision et que j'aime ? Et ces pauvres hommes aussi ne sont-ils pas prolongements ? Qu'en espérer, et pourquoi ? Si je suis au centre de mon univers, je me cherche naturellement, je ne me suis pas apprise à l'école ! Ne rien vivre qui ne soit un jeu, ne rien endosser qui ne soit une panoplie, ne rien concrétiser qui ne soit une folie, ne rien aimer qui ne soit une perversion ? Ne pas parler sans chanter, ne pas bouger sans danser, ne pas penser sans philosopher, ne rien échanger sans combattre, tout cela sans romantisme ni idéal, mais concrètement, pragmatiquement, méthodiquement ?

Prolonger cette fille en noir avec celle-là qui est un singe ou un chaton ? Ou celle-là qui est si loin qu'elle endosse la fiction par milliers de kilomètres ? Ou celle-là qui porte tous les enfants en elle, pour toujours ? Prolonger Faye Wong avec toute la mauvaise musique des radios et des télévisions instrumentalisée en chant de béatitude révolutionnaire ? Ou comme l'homme de la Police se prolonger dans la fille en noir jusqu'à mourir de sa main ? Ou comme la fille en noir se prolonger dans la géographie mobile d'un départ pour les Royaumes où je pourrais aller à sa recherche ?

Oui c'est ainsi. L'horreur de la vie est telle, en cette plénitude atteinte uniquement dans la rencontre, dans le partage, dans l'autre. Vivre c'est mendier. On peut atteindre, on peut nier, mais c'est derrière chaque recoin de l'être. Mais il est admis que la vie est horrible. Oui c'est ainsi. Et c'est ainsi que la suite va advenir. Sinon je vais devoir faire de l'art toute ma vie. Mais il est temps de faire de la vie. Les bonnes rues de la République vont vers des gares, si Vauban ou Haussmann sont passés par-là cela va assez vite. Comment peut-elle faire la fille qui veut qu'on la baise dans le matin émasculé, sinon fuir vers la barbarie ? L'Europe compte désormais moins de Royaumes que de Républiques. Moi j'y vis en Anarchie, sous la contrainte, dans le camp des femmes, des arabes, des animaux. Pour que je la suive il va falloir qu'elle me laisse un signe, bientôt tout va être une affaire de signes, jusqu'à la résolution, s'il y a une résolution.

A ce moment je dois aller quelque part, marcher dans la rue — maintenant j'ai des vêtements, disons quelque chose de noir. Je suis de ces gens qui ne comprennent pas qu'on puisse porter une autre couleur. Marcher dans la rue. La peau sèche qui tire autour des lèvres, le poids des lunettes de soleil sur les sinus, le balancement des boucles d'oreilles, la pression du fluide rachidien, la traction à la racine de chaque cheveu, tout cela prend soudain beaucoup plus de place que toute perception noble qui projetterait l'attention hors du soi. Le réel est creux, se déplacer à sa surface offre la même résistance, le même grincement, la même mollesse que de frotter une baudruche du doigt. Ou alors je ne reçois rien et j'émets juste, de la musique, de cette musique métallique et crépusculaire qui détermine tant de cette histoire. Mais venant de moi elle n'a guère d'impact. Tant mieux, tant mieux. Ou alors tout le réel se concentre dans la pesanteur, pesanteur dans les pieds, les jambes, le dos, les seins, les bras, la nuque, rien n'existe plus que cela.

Le siège du train sera un fauteuil de cinéma où le corps sera nié dans son déplacement pour céder la place à l'hypomobilité du dispositif spectaculaire, et offrant l'ennuyeux spectacle de l'esprit du voyageur en voyage. L'homme de la Police tôt ou tard sera aussi du voyage. S'il y a des signes pour moi, il y en aura aussi pour lui. Je le comprends. Je le comprends très bien. Ma vie est séparée en deux par le milieu de ma vie. Il y a un moment exact de ma vie, et je m'en souviens très bien, ou ma vie à venir est devenue l'opposé de ce que fût ma vie passée. Le jour, l'heure, la minute où après avoir été terrifiée à chaque instant de ma mort à venir, j'ai considéré que j'avais assez vécu et que je pouvais mourir. Au fil du temps c'est devenu que je devais mourir. Puis que je voulais mourir. La seconde partie de ma vie est moins longue pour l'instant que la première, mais je vois où elle va. Je ne sais pas encore laquelle aura été la plus atroce. Mais je comprends qui veut mourir. Sans cet esprit cérémonial, sacrificiel, absolu, magique car trop intelligent pour toute forme de religiosité, mais je le comprends. Et je m'en fous !

9.

Une longue enfilade de longues rues mène à la gare, selon un plan bien ordonné. C'est pour que le désordre s'écoule bien. C'est donc vers la gare qu'elle va, qui prend sur elle — elle ne le veut pas, elle s'en tape, elle le refuserait - — de mettre de la vie où ça manque. Moi je le prends comme un prétexte surtout valable par sa vacuité. Elle n'assume rien du rôle de mon autre propre, ça m'arrange. Je suis toujours seule de toute façon. Là c'est clair. Quand j'aurai pris le train, je laisserai là l'ordinateur et écrire, je laisserai l'art à la République. Pas besoin de littérature ni de poésie ni d'images ni de musique ni de cinéma quand on sait vivre. Bien sûr on ne sait pas vivre. Je dois me forcer. Les autres doivent être pareils, je suis si normale. Pour qu'un tas sanguinolent de chair et d'os encore palpitant de vie proche soit à l'origine de cette histoire est déjà une leçon de non-vie.

Pourquoi l'horreur se perpétue-t-elle ? Quoi d'autre pour sentir la matière de la vie ? Vous travaillez sûrement, beaucoup de gens travaillent. Je trouve que c'est très difficile. Comment y croire ? Neuf métiers sur dix sont inutiles et parasites. Que faire à part construire des maisons et faire pousser des patates ? Il suffit d'une personne sur dix pour faire cela, apparemment. Le reste sert-il à maintenir la stase sociale pour qu'une personne sur cent mille invente le virus contre le SIDA ou la cellule photovoltaïque ? Écrire c'est très inutile. Peut-être je le dois à d'autres car d'autres ont écrit pour moi. Lire est très utile, alors il faut bien que certains écrivent. C'est en attendant cette bête, cette fille, que je me suis mis devant l'ordinateur hier soir — mais ça ne devait pas durer longtemps. Ça ne durera pas longtemps. J'ai trouvé l'écriture dans les lambeaux de la maladie.

Car je dois bien admettre que je suis folle — j'ai toujours été folle : une enfant folle, une adolescente folle, une femme folle. Toute cette vie est un équilibre entre maladie et médication, toujours, tout. On n'aura fait que se soigner. On n'aura été que souffrant. Ce n'est pas grave, ce qui est effrayant, ce sont les gens qui se croient sains, ceux qui se croient saints, les docteurs de l'exemple, les sauveurs. Il y a une longue urgence à vivre et tout le monde est l'infirmier de tout le monde, et le malade de tout le monde. Aussi tout est cure, c'est la néguentropie à l’œuvre dans la musique, dans la révolte, le désir vrai de l'autre. Mais de tout cela je ne suis pas très sûre, ce sont des mots qui flottent autour de mon crâne et je les trace machinalement, je ne pense pas à ce genre de chose, il y a cette piste noire qui tire vers le nord, hors de la République. La frontière n'est pas loin. J'ai déjà évoqué les Royaumes — vous avez compris que je n'aime pas la République, mais les Royaumes m'indignent, m'insupportent comme manifestes de la soumission irréversible et névrotique et immature et. Je ne suis pas la plus folle.

Je vais vers la gare, suivant des signes intangibles et évidents. Il y a quelqu'un derrière moi et quelqu'un devant moi, parfois tout est clair et tout est destin : enfin je m'invente un destin. Vous avez perçu mon ennui, maintenant je ne reviendrai plus, je me mets tous les hommes à dos pour quitter leur Patrie. Leur ridicule. La fille en noir est passé par-là, vraiment écrire nécessiterait que j'explique comment je le sais, que je développe, mais. Ce n'est pas magique, rien de surnaturel là-dedans, c'est juste que ça n'a pas d'importance, pour moi. Je suis instancielle dans cette histoire, et je ne sais pas pourquoi. C'est peut-être cela l'histoire, la clé de ce récit ; je suis impatiente de connaître la suite, même si je m'en doute un peu. Mais les distorsions temporelles de la vie et de la littérature peuvent faire que la traversée des Royaumes s'effectue en une phrase, celle-là même. Bruxelles, Anvers, Rotterdam, Amsterdam, Hambourg, Copenhague, Malmö, Stockholm. Ce que j'avais préparé pour raconter ce voyage m'ennuyait déjà et s'est annulé dans sa projection. Mais si je suis déjà au-delà des Royaumes, qu'en est-il des autres, la fille et l'homme ? Je suis allée trop vite, mais c'est trop tard, je suis dans le nord comme jamais auparavant. Ce n'est plus un mot, c'est un paysage. Comment la piste noire va-t-elle rester discrète dans ce blanc ?

Bon, je vais essayer d'être concrète : un long voyage en train et descendre dans cette gare ridicule, un pays dont je ne comprends pas la langue, un pays où j'ai de bonnes raisons d'être étrangère. Pourquoi n'ai-je pas froid ? Quelle est la saison ? Est-ce une rupture du contrat de fiction ou du contrat de réalité qui me laisse là si indifférente ? Brusquement cette figure de la fille suivie devient claire, si claire et puis transparente, et puis inexistante. C'est le ciel qui est noir. Le pôle est devant moi, et une fois au pôle, comment aller plus au nord ? L'espace. Un arc-en-ciel jusqu'à Hasgard, ou un enlèvement par les extraterrestres vers Fomalhaut, ou la folie. Un moment je suis suspendue entre ciel noir et terre blanche, la masse du ciel noir m'attire en raison du carré de nos distances, la terre me retient du bout du rien, dans l'indifférence générale, la mienne y compris. Il y a un article que j'aime beaucoup de Carter Radcliff intitulé Dandysme et abstraction dans un univers défini par Newton, c'est quelque chose que j'avais toujours voulu danser. Bien sûr je me retrouve encore dans les livres, je retombe — personne ne m'a vue. J'ai faim, j'ai froid, je rampe infiniment vers cette gare ridicule où j'étais arrivée, comme une ourse intelligente, la pire espèce. Dans tout cela une musique, celle du train. Les Royaumes sont fondus dans un glacis de neige et de brouillard. Tous les brouillards de l'Europe pensent à moi, j'existe donc. Ils me recrachent dans la première gare de la République, je termine en métro. Il y a un café dans cette ville honnie avec des cadavres sanguinolents pendus à des crocs le long des murs de briques noires, je n'y bois plus d'alcool depuis longtemps, je commande un expresso. Le café est décidément dégueulasse dans ce pays de cons.

10.

Putain où sont passés ces deux tarés ? Il y a si peu — un temps infime et contenu — la piste semblait claire, on ne saurait dire pourquoi. La piste de sang, de sexe et de fiction. Le fantasme de l'aube sanglante. La musique dans le réel. Ma muse dans la mort. Moi l'homme de la République avec les hommes à mon service et au nom de la République, je dois achever le destin de cette nuit. Pas le temps de rêver au Grand Nord, au grand voyage, j'ai au moins une mission, plus de but que vous loques du matin. Je vous protège de moi-même en allant chercher l'expiation de la République. Dernier héros possible. Dernier amour possible dans la collision ultime de l'ordre et du désordre. Dernière mélodie, dernière harmonie quand en musique plus personne n'y croit que les naïfs et les ignorants. Le dernier accord plaqué de Stockhausen. Dans une maison de briques noires à l'aube on a trouvé dans un chaos de livres et de verre brisé plusieurs lecteurs CD qui jouaient encore des musiques contradictoires. Un ordinateur allumé avec un texte inachevé. Il est question d'une chanteuse cantonaise, Faye Wong, dont on a retrouvé plusieurs CD, des photos, des posters. Nos réducteurs de tête sont là-dessus.

Comment est la République à Hong Kong ? Populaire ? Qu'est-ce qu'on peut y comprendre ici ? Qu'est-ce qu'on peut aller y chercher ? On a tout ici — les femmes à tuer et qui tuent. Des livres et des films. Que dit la radio encore ? Les manœuvres de la Police inquiètent et réjouissent. L'amour de la République pour ses enfants est immense et dévorant. Je vous serre dans mes bras bleus : vous allez parler ! Où est-elle ? Ses jambes sont longues comme des lames de faux. Son ventre est intérieur, il faudrait beaucoup pour qu'elle soit jamais mère, elle-même n'y croit plus. Il est trop tard, ce sont des désirs d'hommes. Elle a cessé de s'alimenter quand elle a dû aller chercher le désir de l'autre au hasard des rues, dans les nuits stériles. Sa furie est raisonnable, si on la mesure à celle de l'Etat. Mon désir de justice intègre tous ces paramètres extrêmement complexes, et il s'applique à moi-même comme représentant de la République. Je suis si sensible. Un esthète. Un intermédiaire entre deux mondes. Un ange républicain du 21ème siècle. Et quelqu'un doit prendre la responsabilité de cette histoire. Dans mon car de commandement je tisse une toile comme on écrit un roman — sérieusement. La technoscience est avec moi. Le droit est avec moi. La passion est avec moi. Le fer est avec moi.

De la flamme noire de ses cheveux émerge le sourire exsangue de ses lèvres fines, ses dents aiguës mordent mes yeux, ses yeux voient la nuit, ses seins sont des fantômes rougeâtres, ses mains douces aux ongles rongés ont l'immanence du destin, ses bras sont longs, son sexe est un oeil de chat. Elle m'apporte toutes les peurs régressives des hommes, moi je sais en jouir, j'en jouirai jusqu'au bout. Je l'ai tellement inventée ! J'ai forgé la République pour qu'elle l'exhale du refoulement collectif. Accouchée de la douleur collective. La culpabilité du patriarcat. La haine des enfants. Le massacre des adolescents. La servilité des hommes. La lâcheté des femmes. La culpabilité des vieux. La démocratie libérale. La solitude sociale. La dépression politique. La compromission comme principe ontologique de réalité. La honte de vivre. Je m'offre en expiation hédoniste, le pleur éternel de la musique demande un ultime sanglot, vite. Après ce sera sûrement la guerre — espérons-le.

L'Europe se réhabitue petit à petit à la guerre. Finies les frontières, tout est en guerre contre tout. Dans les murs de briques noires, les ruines sont déjà prêtes. L'Occident est tragique. Il est temps de laisser la place. Je pars le premier, comme un signal. Retrouvez-moi cette femme ! Le quartier de la gare est bouclé depuis plusieurs heures, ratissé par les esclaves de la République, quels trains sont partis vers les Royaumes au lever du jour, a-t-elle pu ? Et l'autre, le singe blanc, le psychopathe, l'exhibitionniste, mon adversaire, mon ennemi (je m'en rends bien compte à présent), mon opposant, quel est son rôle vraiment ? Je n'arrive pas à déterminer s'il m'encombre ou me sert — mais je sais qu'il est l'ennemi impuissant de la République. Elle peut le tolérer, pas moi. Je suis l'homme et les hommes m'obéissent, les femmes m'appartiennent, pour la jouissance esthétique de la civilisation qui s'achève. La musique métallique est avec moi. Celle aussi qui voyage dans l'électricité et les ondes, des voix d'hommes qui cherchent pour moi les protagonistes de cette histoire.

On amène des femmes qui peuvent abuser mes hommes qui ne peuvent pas sentir, pas comprendre, juste exécuter mes ordres. Brunes, fines, étrangères, avec des odeurs de sexes. Avec aussi du sang sous les ongles. Avec du noir dans les yeux. Avec des frères haineux. Avec des insultes en arabe. Je les prends dans les bras pour leur donner l'absolution de la République — surprises, surpris. Je caresse paternellement des cheveux odorants, baise des fronts tatoués, apaise la révolte de l'injustice : c'est aussi mon rôle, aujourd'hui je dois le jouer jusqu'au bout. On ne me le pardonnera pas. Je dois achever ma quête dès aujourd'hui, j'ai fait définitivement don de moi-même. Je vais faire définitivement don de moi-même. La bonté est imparfaite. Le pouvoir. Je sors mon arme de service et perfore sèchement la tempe de l'une de ces femmes et je pleure — dignement. Quelle musique que ce claquement et sa réverbération dans la ville de briques noires !

Tout semble si normal. J'attends maintenant la vengeance. J'ai abandonné l'amour simple pour l'achèvement grandiose, mais je dois trouver cette femme, je dois trouver cet homme, je dois trouver quelque chose, je dois trouver quelqu'un. Quel vertigineux déséquilibre ! Quel art dans le gouvernement occulte de la République des passions ! Le pouvoir crée l'aristocratie. Cela me donne le droit de réclamer le sang. Le droit d'avoir un destin. Le droit de choisir ma mort — ce sera difficile et je dois pouvoir y parvenir comme un archer zen lâche sa flèche. Je serai un artiste aujourd'hui et définitivement dans la résolution de ma vie. La mort est ma toile, la République est mon pinceau. Ça y est ! Elle a pris le train avec la foule du matin, une voiture vient me chercher, vite. Sirène.

11.

Les trains royaux sont plus confortables, plus spacieux, plus agréables, bleus et gris. Les hommes de la République ont entrepris de raconter cette histoire, ils me fantasment avec leurs imaginations réduites, il reconstruisent avec leurs peurs, ils ne peuvent pas voir une femme. Pris le train vers le nord, vers l'extérieur. J'apporte un peu de corps à la réalité, à la fiction. Enfin celle avec qui j'ai baisé à un moment cette nuit avait un corps émouvant, avec des cicatrices et des bijoux, mais je crois qu'elle s'est perdue dans son esprit. Et je préfère un peu ces petits hommes avec leurs bites dressées, quand on fait semblant de parler. Un autre je ne comprends pas, je sais une présence et un pouvoir, une coordination d'hommes, une intelligence collective déléguée. Intelligence est un petit mot. Un petit concept. Je suis bien sur la banquette bleue du train qui se dirige paresseusement vers la proche frontière du Royaume. Il y a cette caste informelle et universelle des frontaliers — j'en suis —, qu'une majorité méconnaît. Toujours à quelques kilomètres de l'étranger, de l'étrange ; prêt à sauter dans le quotidien d'en face. Les hommes jouent aux contrebandiers pour justifier les frontières de la République. Les mois passent.

Les petites villes de ce Petit Royaume sont plus grandes que les grandes villes de la Grande République. À l'ombre du Palais, entre la Gare du Midi et Chinatown, un petit Sahara m'avale et me digère — je hante la nuit les rues pavées murées de briques noires et les hommes de nuit ne manquent pas. Le Royaume ne peut jamais s'empêcher de se captiver de ce qu'il advient de la République, même si Roi, Reine, Prince, Princesse, autres gangsters et crétins congénitaux servent à faire croire que le Royaume en Europe vit encore — et donc j'ai bien entendu de l'homme de la police là-bas. Je ne m'y suis pas intéressée, mais on me dit dans quelques aubes noires quand j'ai pu dormir que je suis liée à une histoire qui concerne aussi au moins la femme qui parle en dansant et qu'ils pensent un homme qui danse en parlant. Les bavardages des hommes entre eux autour du thé et j'attends de cette femme ou d'autres femmes qu'elles influent de la vie et de la fiction dans tout cela. Je ne suis pas celle qui raconte cette histoire, j'ai déjà du mal à la vivre — à la percevoir comme vécue, celle que j'avais rencontrée ce soir avait un ordinateur et écrivait à une chanteuse chinoise, des lettres qu'elle n'enverrait jamais : une fiction.

C'est cet ordinateur qui crée en elle la velléité d'écrire. On se demande comment la littérature a su voir le jour avant les claviers et les écrans. Moi apparemment je fais écrire — j'ai un peu honte mais c'est un talent maudit et atavique né de mon bas-ventre brûlant ; et puis je n'ai rien demandé à personne. Ces aubes noires ont aussi rapporté des visions de chairs sanglantes, mais que retenir des rêves, et petit à petit cela s'est espacé, puis estompé, et rejoint les portraits de Roi, Reine, Prince, Princesse, autres gangsters et crétins congénitaux dans le fantasme pauvre de l'imaginaire médiatique. Je vois des affiches de films mais je n'entre jamais dans les cinémas. Je bois des petits verres d'alcool dans les cafés ouverts la nuit et ce contre-feu assèche mon désir, par instinct de conservation. Car bien sûr ce n'est pas à moi de le dire, je ne sais pas si cette histoire commence ou finit et cela dépend de comment on la raconte, aussi de pourquoi. Laissons ces questions à ceux que ça concerne, souvenez-vous, j'étais cette femme en noir, la femme en noir qui offrait son sexe à la nuit dans les rues de la République.

Mais la littérature est ma chair : croyez-vous que je n'en suis qu'une animale ? Je sais si bien ouvrir le cœur des hommes à ma fiction, pensez-vous que je ne me suis pas nourrie, que seul l'instinct et la bête dévoreuse me lubrifient ? Le rôle que je vis, je l'assume et le désire, c'est le choix ultime et radical de la fiction et de la littérature, l'aboutissement de millénaires de culture patriarcale, un choix d'art, un choix de femme — une sincérité intellectuelle. C'est ma liberté et ma responsabilité individuelle de transformer mes chaînes en rubans, d'en dessiner des trajectoires musicales de métal dans l'espace brûlant, de reconstruire la nuit des sorcières dans la nuit stérile de la République, de gonfler par un souffle de hasard les drapeaux noirs abandonnés au bout de bras sectionnés, un peu de noir, un peu de rouge, je me veux nécessaire. Si l'on me désire, ce n'est pas par hasard. Ce n'est pas par vice. Il n'y a de vice que dans le jugement, non ? La nuit où tout a commencé, c'était d'un procédé littéraire. Une mise en fiction du réel. Inutile de vouloir aller plus loin ou plus près que le récit ou les récits qu'on en fait, plus loin c'est s'éloigner, plus près c'est salissant. À l'ombre du Palais je pose, me pose et me dépose. Toujours l'or sale du Royaume en guise de lumière.

12.

Entre temps j'ai changé de coupe de cheveux – un carré style Louise Brooks ou institutrice de sous-préfecture, selon le point de vue, essayé le gris foncé à la place du noir, n’ai travaillé que quand j’étais réduite à la dernière extrémité. Pris le train cent fois pour les Royaumes pour revenir avec de nouveaux tatouages et bijoux d’acier chirurgical m’échouer lamentablement dans la République, elle-même de plus en plus lamentable, ma honteuse Patrie. Acheté à crédit un ordinateur portable pour écrire cette honte, et écrire à Faye Wong. Rasé et léché quelques chattes en souvenir et en échange. Écouté Bach, Telemann et Danieli. Écouté les White Stripes, les Kills pour m'intéresser. Le procès ronflant d’un ponte de la Police avait fait sa place dans le Spectacle. N’ai pas vraiment su comment et en expiation de quoi la République lui avait fait endosser un rêve affreux que j’avais fait, cette hérésie littéraire éperdue que je n’avais fait qu’oublier encore et encore dans les rites minuscules de l’autothérapie ordinaire. Pour avoir fait sienne la folie de la République il avait exigé pour lui-même la guillotine présocialiste et avait donc obtenu l’hôpital psychiatrique, d’où il lui fut facile de s’évader, n’étant fou de d’être de la République. Il allait alors commencer une quête et j’étais dans sa trajectoire – ce n’était toujours pas mon histoire et j’étais toujours là.

Tous ces livres lus traitent généralement d’impérieux accomplissements et mes impératifs changent tous les jours, toutes les heures, depuis trois jours je me suis fixée de sortir de chez moi et d’aller lire dans un bistrot devant un expresso, dans un quartier de briques rouges. Toute la force que je n’ai pas est renfermée dans les pages des livres. Des centaines de milliers de pages me cernent quand j’écris ces lignes. Toute la puissance que je n’ai pas. Des romans des essais des poèmes. Lus et relus. Bus et rebuts. Un serveur de café – ce doit être toujours le même – veut voir le titre des livres que je lis, ou c'est parce que je sollicite sa piètre masculinité. De mes vêtements anthracite ne sortent que mes mains et mon visage. Tout le monde est personnage, de rien. Je sais qu’il existe quelqu’un qui n’est pas comme cela. C’est aussi un procédé littéraire de n’être rien ni personne mais bon témoin. Ce n’est pas cela. Contre tout ce que le monde aurait dû m'apprendre, je me suis préparée toute ma vie pour être une héroïne. Je peux voir dans le noir.

Mais être une héroïne dans la République ! Zhang Zi-yi ! Mais être une héroïne en dehors de la République ! Je la porte en moi cette saloperie. Ici je suis étrangère mais à l’étranger j’en porte les stigmates. Si le sang des Royaumes coule dans mes veines – je suis une frontalière –, mon Œdipe/Electre est Républicain. Plus je m’éloigne – je suis allée dans les Empires – et plus la honte me poisse. Depuis mille ans je chante des chansons dans la langue de l’Empire mais ma langue reste pataude. Dans la bouche des filles et des garçons (s'ils sont jouvenceaux avec des lèvres pleines) des Royaumes ma langue est trop habile – they say. Au-delà des mers et des océans ne peuvent être que des colonies. Je sais qu’il existe quelqu’un qui appartient à l’avant – une chienne préœdipienne. Savoir des choses est bon. Parfois savoir des choses est suffisant. Savoir qu’Andy Warhol a tourné Empire est suffisant – inutile de le regarder, voire pervers. Mais il faut qu’il l’ait fait. Depuis longtemps je m’attends. C’est pour cela que j’écris. C’est le moindre renoncement à la vie. Cela me donne des forces. Je ne dois pas être prête pour ce que je veux, mais pour ce qui m’arrive. C’est pourquoi quand il devient évident que venir dans ce café est le commencement d’une nouvelle étape de cette histoire je suis prête. Pourtant personne ne vient parler à la femme gris sombre qui lit.

Juste le serveur qui vient vérifier le titre du livre. C’est vraiment un autre livre depuis hier ? C’est vraiment un autre livre depuis hier. Je suis une femme de livres. Je suis une femme de musique. Je ne suis plus une femme de substances. Je ne suis plus une femme de nourriture. Je ne suis plus une femme de sexe. Je suis depuis toujours une femme de désir. Je suis depuis toujours une femme de spectacle. Je me montre pour avoir le droit de regarder – c’est la forme légale du désir dans la République. Mon désir est immense, il couvre des continents, il court le long des cheveux du réseau, il bute et rebondit sur les seins compactés des esclaves du patriarcat, ces petits paquets du désir, il y abandonne des bribes de manifestes esthétiques. Je me souviens de loin d’une dérive dans la Capitale honnie de la République, le Très Grand Musée morbide et crispé de l’autosatisfaction jacobine. J’y vais ordinairement pour les musées mais ce jour-là – fatiguée – je n’avais pu que m’asseoir sur les marches du Plus Grand Musée et contempler de derrière mes lunettes de soleil la marée de désir ordinaire de juin. J’en avais tiré des considérations sur la pulsion scopique, le désir et la jouissance esthétique, mais maintenant je ne tire plus de considérations, je suis femme de désir. Je bois du café.

13.

Ce doit être cette fois que je ne rentre plus chez moi. Ce doit être cette fois... Ce doit être cette fois que j’écris et c’est pour cela que j’écris. Évidemment pas de destin là-dedans, pas de prémonition, bien sûr, tout au plus un exercice de style. Tout arrive à tout instant, mais on n’en fait pas un livre. C’est déjà un livre fait de pas grand-chose – pas grand-chose de visible, bien sûr. Mais le visible comme point tangent sur le plan du réel d’une sphère invisible ne donne rien de la taille de la sphère. Je ne vois pas ce qu’il y a derrière ma tête. Tu vois ce qu’il y a derrière ta tête ? Tu ne vois pas ce qu’il y a derrière ma tête, mais ce que tu soupçonnes est aussi valable pour toi. C’est pour ça qu’on lit. C’est pour ça que j’écris, je l’ai déjà dit, je paye mes dettes. Mais là je bois un café. Pas terrible, mais bon. Je quitte parfois mon livre des yeux, quand un mouvement à la frange de mon champ visuel amorce mon désir. Mon regard est vague. Mon regard est fixe. Ce n’est pas vraiment de l’attente, j’ai des informations diffuses. Je sens revenir à ma mémoire des bribes de quelque chose de puissamment refoulé. Quoi, c’est quoi ? Un peu du goût douceâtre du café, un paragraphe du livre, les seins de la fille à la table là-bas, le bois de la banquette sous mon cul, l’air respiré, la musique infecte de la radio, la lumière de la fin d’après-midi, une décharge aléatoire entre deux neurones…

Ce n’est pas vraiment de l’attente, en tout cas pas de ça – ça attendre, je sais faire, puisque j'ai appris à l'école et à la radio que le corollaire du désir est l’attente (c'est une ritournelle doxologique et si c'était vrai ne me demandez pas de développer ça ici, soyons sérieux). La tension dans mes ongles… Des voix assourdies… Le mouvement de l’air immobile… La démarche embarrassée d’un junkie… Un point noir dans un rond blanc… Quelqu’un me regarde… Quoi, je ne vais pas te décrire la forme, la couleur et la consistance de mes étrons, je ne fais pas dans la littérature, mon processus de survie consiste en quoi ? Tout est trop tard – j'aurais dû être morte mais bon on va se contenter de cette vie… Finalement je suis retournée voir mon toubib et lui ai calmement expliqué que tout le monde avait intérêt à ce que je reste calme, on s'est compris, j'ai de nouveau en poche ces quelques pilules roses mais entre temps la République les avaient débarrassées de toute aura poétique en y substituant une molécule générique. Bon. Quand se délitera cette lâcheté vitale, combien de temps de vraie vie pourrais-je m'offrir ? Quelques mois ? Quelques jours ? Quelques minutes ? Peu importe. Mais cette conscience… Je sais bien que si je sors une lame je la retournerai vite contre moi… Je hais autant les héros que ma nécessité de ne pas être autre chose… J'aurais pu rêver comme Maman du bonheur domestique – cette courte parenthèse dans l'histoire des femmes où la République l'a voulue oisive et frustrée, entre 6 000 ans d'esclavage et la fin des trente glorieuses. Ça aura permis à Marguerite Duras de se faire passer pour une écrivaine. Qui peut croire ça… Impossibilité… Ou il faudrait que quelqu'un me provoque, moi je ne le ferai jamais… Alors celui qui doit me trouver sur son chemin pour je ne sais pas quelle quête régressive pour laquelle il lui faut une femme – faiblesse patriarcale – qu'attend-il ? Je ne sors pas de chez moi pour me faire des amis. S'il y a eu du sang au début de cette histoire, c'était certes un pari, mais un pari vital. Un jeu de con mais c'est l'ultime définition. Ultime définition.

D'un livre de jeunesse j'ai retenu de repérer des armes potentielles dans tout environnement, ça ne m'a jamais servi mais je fais ça depuis vingt ans à chaque instant. Je l'ai dit je suis prête, c'est mental mais je suis prête à vivre, même s'il faudra mourir pour ça. Je casse cette soucoupe sous ma tasse de mauvais café et un fragment de céramique blanche tranche peau, muscle, tendon, gorge, œil… Pourtant c'est une souffrance d'être dehors, la musique y est calamiteuse, la musique de la République comme tout dans la République n'est là que pour occuper l'espace, un maximum d'espace, pour que rien ne soit possible. Je dois puiser au fond de moi une capacité à danser une musique plus élémentaire, celle-là même que le métal et la nuit avait suscitée, celle-là que trop érudite je camoufle sous des noms savants mais que les animaux du zoo et les flics apparemment... De rares tentatives... La garniture métallique arrachée à la banquette et encore garnie de vis est un fléau efficace et son extrémité biseauté un estoc redoutable. J'ai marché au-devant de la mort parce que c'était ça ou la mort lente dans la République et puis j'ai oublié, pire je l'ai incorporé à cette autofiction qui retient mes coups depuis… Depuis ? La déliquescence de l'art, la faillite de la révolution, la désintoxication ? La solitude ?

L'air résonne de grands coups d'infrabasses, la ville sait qu'elle tombera un jour sous les bombes, elles ne sont ni amies ni ennemies les bombes, ici ça a été aussi le Reich à un moment ou la République était en vacances… Enfin sans être d’accord sur le meilleur endroit et le meilleur moyen de. Les mesquins poseurs de bombes artisanales finiront au service de l'Empire, leur cause est la même, ils auront juste plus de moyens. Le bricolage ça va un temps. En attendant, asthénie. Mendier. Le rock et la télévision m'ont donné un moment d'adolescence cette identité de vampire qui revient ridiculement depuis… Depuis ? La déliquescence de l'art, la faillite de la révolution, la désintoxication ? La solitude ? Camisole médiatique + camisole culturelle + camisole chimique… Pas besoin de camisoles politique ou philosophique, la question est déjà réglée. La République de mille ans n'a plus d'ennemis. Il y a un couteau au fond d'une poche. Le métal réagit à l'émotion. La part magique du métal est négligée, son arrachage au ventre de la terre, sa purification par le feu, sa soumission momentanée, la revanche que sa forme forcée doit prendre sur l'homme ? Combien de couteaux n'ont jamais trempé dans un sang humain ? Je ne serais pas qui je suis sans une alliance avec le métal, ni sans une empathie focalisée sur la conscience refoulée de la relation prédatrice. Je pourrais être n'importe qui dans une foule composée de n'importe qui…

Même au fond des esprits domestiqués – ce n'est bien sûr pas de la révolte – la haine de classe reste une strate d'aliénation tout à fait efficace pour maintenir la stase républicaine. Marx est le Machiavel du néo-libéralisme comme Mao Zedong a été le stratège des guerres coloniales de la République. À l'époque où Bach écrivait ses joyaux mathématiques, ses contemporains se lardaient de grands coups d'épées. À peine plus que des massues. Un peu magiques d'être en métal. Si quelqu'un ne vient pas se battre avec moi il va falloir… Je ne rentre plus ce soir, vais-je encore ramper jusqu'à la gare – avec mes camarades travailleurs qui rentrent au bercail – et chercher la frontière proche ? Viens te battre ! Où est-ce que t'es connard ! Personne n'a donc le sens de la destinée ? Qu'aurait-il fallut pour que je vive ? Qui d'autre a un couteau dans la poche ? Putain que ce café est donc dégueulasse ! Je comprends encore une fois que je suis définitivement seule. J’oublie souvent, un fond de naïveté qui me garde en vie.

14.

Âme tourmentée… Dormir… Tout cet étrange… Ce soir je suis dans toutes les villes où j'ai cherché des victimes… Mon esprit saute d'une rue à l'autre, qui semblent se raccorder, mais elles sont de Royaumes et de Républiques différentes. Cet itinéraire devrait avoir un sens, on ne déambule pas dans dix rues précises de dix villes vécues sans un but défini. Si tout le sens vient de la conscience, ça devrait marcher avec moi, j'en suis. Ou alors, tromperie, il faut déjà une conscience de la conscience, or moi je suis seule. Seule. Mais lui vient aussi de se vivre seul, s'il a une conscience au lieu de la conscience de la conscience (ou métaconscience, pour simplifier), il viendra me chercher – on est dans un livre, bordel, le seul endroit où on ose vivre comme dans un livre. Les murs de cette ville sont immensément noirs, immensément délabrés, il en émerge les lames chromées des nouveaux immeubles de l'Europe des Républiques et des Royaumes, c'est une lentille d'ombre et de brume qui concentre l'Europe là où je suis et j'attends. Il y a trois gares ici, comme si c'était une vraie ville.

Je pourrais presque chanter mais ce n'est pas mon rôle dans cette histoire, si je chantais qu'est-ce que ce pourrait être ? Qu'est-ce qui peut franchir mes lèvres que mes dents pour mordre, ma langue pour lécher ? Je ne sais même pas si je parle… Dans cette ville aussi comment savoir quelle langue employer avec qui ? Il y a des villes dans lesquelles tu es toujours étranger. Il y a des villes dans lesquelles tu es toujours autochtone. Il y a des villes où tu arrives toujours, d'autres dont tu pars toujours… Non, ça c’est un cliché crasseux. J'entends la musique, je pourrais chanter. Est-ce qu'on apprend à chanter ? On apprend si peu et on apprend si mal que l'on en arrive à douter que ce que l'on apprend puisse jamais être bénéfique. Je doute de ce qui ne m'est pas spontané. Et rien ne m'est spontané. Tant mieux parce que je doute encore plus de ce qui m'est spontané.

On m'a pas appris Kylie Minogue et on m'a pas appris Purcell mais ou pourrais-je l'entendre, dans les bars de nuits, les bouis-bouis, les magasins, les parcs – on pourrait dire que c'était dans un parc, un récital de fin d'été, quelques cantates… Cela m'a rappelé quelque chose, une maison où j'ai entendu ce genre de musique, quelqu'un qui m'en a fait écouter… Après elle m'a léchée, c'était bien. Du côté des femmes, nous avons une trajectoire, j’ai une trajectoire. Du côté des femmes. Elles chantent quand elles baisent, elles, elles ne grognent pas. Ça les humanise de baiser. Ça les artistise. C'est quoi la musique sinon ? De la pollution sonore qui empêche de penser et de ressentir, qui ne permet de sentir qu'en rythme, et plus c'est binaire, plus c'est binaire. Pour pouvoir être seule vraiment il faut de la complexité.

Cette ville hors de la République m’ouvre soudainement et je comprends mon départ, je comprends mon absence, je suivais comme l’eau des égouts la voie de moindre résistance pour résister, le chemin de fer, le chemin d’acier pour aller en ville – puis de ville en ville. Les frontières ? Il en sera de moins en moins besoin dans le grand Disneyland – elles n’existent que pour encaisser des taxes de douanes et limiter le nombre de subventionnés européens et leur permettre de ruiner le reste du monde. Voilà que je m’intéresse ! Mon esprit est déjà plus clair, mais est-ce si bon ? Je suis l’ennemie, et le destin collectif m’est interdit car il y a celui qui est aspiré (prétend-il) dans mon orbite. Mais comme je suis artificielle maintenant. Comme un orchestre qui accompagne mon sombre soliloque. Des cordes et des cloches, une boucle qui s’enrichie d’harmoniques.

Quand le sang coule encore il y a quelqu’un (à vrai dire ON LES PAIE POUR ÇA !) pour se rappeler la dernière fois. Pourtant ils auraient pu s’occuper plutôt de ce hobereau colonial impliqué dans un génocide africain et retrouvé dans le canal. Ou d’un Nième prédateur de pauvres petits enfants œuvrant pour un réseau de notables semi-divinisés par une quelconque élection locale et impatients de goûter la transgression suprême due à leur rang. Ou un truc à la télé. Enfin des parallèles sont établies, des lignes de sang sont tirées entre les capitales et elles vibrent comme des cordes de violoncelles. Des violoncelles c’est une plus belle image que des guitares. Des concertos ou des études pour violoncelles. C’est un signal, le mélomane va venir pour jouer du métal de l’aube. Finalement la nuit c’est toujours avant l’aube – encore et encore. Plus tu t’enfonces dans la nuit, plus elle s’obstine à s’épuiser en jour. L’hiver s’écroule en printemps. Il faudrait quitter la ville. Ou trouver la cité souterraine, celle où le jour n’advient jamais – mais il n’y a jamais rien de si. Les murs sont des gens, les plafonds des lois, on est enfermé que quand on y croit. Au nom de la République on peut bafouer – car elle est la Mère et l’Amante, infiniment offerte et cruelle. Moi je suis de ceux – des celles, ceux qui y arrivent deviennent celles – qui tirent leur force de ne pas croire. La force est-elle nécessaire ?

Dans nos quartiers quand un fromage pose des questions elles n’apportent jamais de réponses mais sont un signal – il le sait. C’est un luxe obscène que de vouloir l’aventure, je devrais me tortiller un foulard autour de la tête et aller au marché le dimanche matin pour y exhiber quelques poireaux (les choses vraiment infâmes sont rarement celles interdites par les prophètes). Je ne devrais pas écouter la musique. Les questions deviennent pressantes – le message évolue –, les questions s’accompagnent de coups de réglettes en caoutchouc (qui servent à caler les presses dans les imprimeries old school). Des bruits courent. La Police Royale – qui n’a pas retrouvé les engraisseurs de poissons et procédé à quelques relaxations inappropriées – ne veut pas être en reste et punit quelques victimes au hasard. On sent que quelque chose ne va pas, mais qui se dilue dans tout ce qui ne va pas, tout le reste qui ne va pas. Moi-même je pourrais si facilement ne pas faire attention. Acheter du concentré de tomate en boîte et des sardines.

15.

Le siècle avance et le train ne suffit plus (et en plus maintenant c’est trop cher, tous les désavantages conjugués du Monopole d’Etat et de l’Entreprise mercantile). Il faut dire que cette histoire se déroule sur des années – on n ‘évoque que les éléments qui la construise comme le PPDC de ses protagonistes. Par exemple maintenant tout peut s’ arrêter parce que c’est l’heure de dormir – l’avion décolle tôt demain matin, plus le temps à passer à se faire contrôler. La frontière sera partout dès que les mouchards biométriques auront égalisé tous les citoyens au rang de délinquant fiché. La Police pourra regarder l’âme des Citoyens. Ce qui sert d’âme dans la République, l’enregistrement des données bureaucratiques. Pendant que la Démocratie divertit à faire croire en elle, la Bureaucratie et la Police assurent la continuité de la Civilisation. Maintenant je suis Überpolizei, j’ai grandi – c’est comme cela que j’ai franchi les grilles, parce que les hommes de la Police savent reconnaître l’autorité, parce qu’ils savent qui les nourrit, les inspire, leur accorde armes et bites, et l’esprit qui leur manquerait.

Mmh, j’ai comme un vague, je m’absorbe en caressant du pouce et de l’index la barbe courte et dure de mon menton, le jeu est si complexe. Le joueur adverse – la joueuse est assez forte pour n’accorder aucun indice que quelqu’un même joue en ce moment. Ce vide est éloquent, contre-nature. Ma voix de baryton psalmodie quelques vers. Trop d'automatismes. Au sommet de la Civilisation est la bête. Son trône est de crânes. Trop d'accents circonflexes. C'est un cliché de ce mauvais courant d'Heroic Fantasy qu'est l'Histoire, mais il y a une façon de le prendre littéralement qui raconte beaucoup de ce monde. Des têtes sans corps qui servent de marches à celui qui monte. Je ne fais rien d'inutile. Mon dessein est grand et il engage l'Homme. Oui, lire Sartre était obligatoire à l'école au siècle dernier – sur la base de ce qu'il devait rester incompréhensible et inutilisable. Trop de pensées. Jouer le prochain acte, l'action est ténue, mais ici on partage une expérience de vie. J'ai fait savoir qu'elle était mienne, mais les tourbillons de l'histoire ont rendu ces gens à la fois obtus et rebelles, définitivement perdus pour une cause individuelle supérieure. Ils prétendraient faire justice eux-mêmes parce qu'elle leur appartient. Je n'ai plus la vanité de vouloir leur apprendre, ils n'ont pas le sens de la République et je me dois à elle qui m'a fait ce que je suis.

Par exemple je suis allé dans un café sur le boulevard qui part de la gare, où l'on sert le thé dans des théières en métal brûlant (avec des serviettes en papier pour pouvoir en tenir l'anse). C'est important parce que lorsqu'on l'écrase sur le visage d'un. Ici je ne suis pas tenu par. Je ne pose donc pas de question précise, c'est le contrat entre elle et moi, entre peuple opprimé et peuple oppresseur. Mais elle est du peuple ultimement opprimé, celui de leurs femmes alors tôt ou tard l'alliance se fera entre les forts contre les faibles, comme d'hab.

Mais ce jour-là une main a retenu la mienne – son regard pourrait être le mien – même barbe courte et bien entretenue – même indolence ferme : "Hé l'homme, tu vis dans une autre diégèse, ce temps est révolu". Tous ils me regardent. Des siècles dans le passé, des siècles dans le futur. Ils n'ont plus peur. Le pouvoir a changé de côté. La République grandit de la grandeur de ses ennemis. La République se divinise d'avoir un dieu pour rival. J'aime ces hommes. Mais ils vont payer car c'est la loi de la République. Je dois légèrement réduire la sophistication de mes armes pour ne pas signer trop clairement l'acte de représailles – tous apprécient la subtilité. Des clous pleuvent dans les rues et les boulevards, piquettent les murs de béton aveugle qui siphonnent les voyageurs vers la gare, fendent aux étages les panneaux vitrés de la Tour Sud. Un clochard qui n'aurait pas dû être là. Mais ils sont là les clochards, ils servent d'exemple, pour ceux qui pensent qu'ils peuvent ne pas suivre les règles de la République. La République est une guerre et elle a ses dommages collatéraux.

Elle, elle continue.

16.

La psychanalyse la psychologie les superstitions démocratiques de la République, l'identité la mémoire conneries. Le méchant phallus qui fait de toute baise un viol laissez-moi rire, j'en pisse, il faut vraiment se vautrer dans l'extase d'être une victime anhédoniste pour se laisser penser ça… Moi je sais ce qui est au fond de moi, pas domestiquée. La pénétration ne peut pas être fondée sur l'agression, le couteau dans la plaie, parce que la baise est bien antérieure à l'outil et son utilisation… Et même les souris baisent et que je sache ces petites riens n'en sont même pas au stade du cran d'arrêt. Non, s'il faut remonter au schéma primordial, c'est évidemment l'assimilation qui est l'acte d'agression, parce que bouffer c'est bien plus vieux que baiser, les poissons se bouffaient entre eux bien avant que personne n'ai l'idée, l'utilité ou l'envie de foutre une bite dans une chatte…

Alors du coup le coup du vagin accueillant la bonne blague, le modèle originel c'est bien la gueule avide… Mais attention, ça ne fait pas de madame quelqu'ogresse pré-humaine, parce que c'est juste une similitude et qu'on est pas de ces imbéciles crédules qui confondent analogie et identité… Baser son rapport au réel sur des équivalences formelles est bon pour les troglodytes superstitieux ou de ces imbéciles idolâtres du symbolisme qui cherchent tous les moyens de ne pas avoir la responsabilité de penser…Parce que si la pénétration est avant tout un élan de la force vitale, cela ferait de mon usage fantasmé de la lame un acte d'amour élémentaire et ce n'est pas l'amour qui m'étouffe, aujourd'hui moins que jamais. Ce gros con de flic (on a dit que c'est un meurtrier en cavale, voire un terroriste – un genre de démon de l'enfer donc –, mais un flic est un flic et les gangsters sont des genres de flics au service de la propriété) ne m'aura pas.

De toute façon j'ai repassé une ou deux frontières fantaisies, fait un tour ici et là, trop froid, trop cool, là je suis où tout avait commencé, j'ai même été contrôlée par la volante qui cherche des mauvais Européens – des Européens du mauvais côté, mais ils y en a de moins en moins, entre temps, etc. Moi citoyenne de la République j'ai mes papiers, fille de bons esclaves de la République depuis cinq générations, nonobstant les tracasseries administratives habituelles, un nom mal francisé phonétiquement qui ne veut rien dire et m'exclut de toute communauté – sauf imaginaire. J'ai vu mon Mère et ma Père – ils regardaient la télé, il y avait les informations et un film et ça pétait dans tous les coins – ils vont bien, maintenant ça va être possible d'aller mourir au bled sans se faire tuer et ils y pensent, ils y pensent. Je leur ai apporté des billets de Loto et de Gratt-O-Gratt, ils ont perdu, ils étaient contents.

La ligne droite n'existe originellement que dans le tranché, la géométrie naît du couteau... Tracé de vie et d'amour fait dans la chair par la lame première d'où naîtront l'art, les mathématiques, l'ingénierie, l'architecture, les artifices qui font de l'homme plus que la bête – au moins deux bêtes… Les premiers cubes ont été de viande. C’est plus facile à travailler. La bite c’est bien avant l’homme, c’est très prétentieux d’imaginer que. De toute façon les animaux n’ont jamais vraiment envie de baiser. C’est toujours un peu malgré eux – ils préféreraient manger ou dormir au chaud. Du coup baiser ça doit être impérieux pour l’homme sinon il oublierait – avec tout ce qu’il a à faire : épater les collègues au boulot, nettoyer sa voiture, essayer d’être plus intelligent que le dernier téléphone portable – en sachant que le prochain ne lui laissera pas cette chance… Alors le phallique, c’est un truc inventé pour le stimuler un peu, lui faire croire qu’il y a un peu de profondeur dans sa triste lubricité. Au lycée il y avait Freud au programme de philo (trois heures par semaine, moins les ponts et les grèves – de lycéens, on a sa fierté), mais Freud sans pouvoir parler de sexe, euh, c’est encore moins intéressant. Mais bon je me suis intéressée quand même parce que c’était bizarre et j’ai lu des livres à la bibliothèque. Il y a plein de trucs qui ne vont pas. Bon il y a aussi des livres sur les trucs qui ne vont pas mais ils vont plutôt rajouter dans la confabulation mais moi ce qui me défrise c’est que pépère il a aurait dû regarder une chatte avant de décréter l’absence… À mon humble avis cette vieille tarlouze a fait son éducation en regardant les statues de dames toutes nues sur les palais viennois – qui elles ont vraiment l’entrejambe lisse, vu comment les empires bourgeois à la virilité déclinante faisant la surenchère dans l’Hercule gonflé et couillu avaient des imaginations de chambrées de tapettes qui ne peuvent jouir que si leur Papa barbu leur donne la fessée.

Et puis les couches, ça manque dans la psychanalyse les couches. Les lardons ont le zizi sous clés jusqu’au stade machin, pourquoi c’est pas dans la théorie, ça, ça m’échappe. Pas dû changer souvent des couches Sigmund et ses copains, pipi et caca y a ceux qui en parle et ceux qui ont les mains dedans – dont ceux qui n’ont rien demandé mais se retrouvent avec une smala de petits frères et le devoir sacré de fermer leur gueule et de faire ce qu’on leur dit, à commencer par torcher leurs futurs oppresseurs. Ils n’étaient pas à la maison eux, trop occupés à s’intégrer ou se désintégrer selon la tendance, se jean-christophiser ou se mouloudiser (mais pas de barbus dans la famille la mère a dit, ils ont tué tout le monde au bled). Je parle trop aujourd’hui, je sais pas.

17.

Elle en est une autre, de mon genre : quand je me suis levée c'était un jour important, parce qu'il faut des jours importants et surtout ne laisser personne les décider pour soi. Un jour important demande une préparation minutieuse, c'est ainsi que. Je me réveille quand l'horreur d'être éveillée bascule dans l'horreur de dormir. Puis je sors de chez moi et je suis prête. Corps baigné et douché d'eau glacée. Peau ointe de cinq crèmes, celle pour les jambes, celle pour les seins, celle pour le visage, celle pour les mains, une autre encore. Toute pilosité sauf les sourcils exfoliée à la cire tiède. Ongles des pieds et des mains taillés en ovales parfaits et laqués de rouge sombre. Sourcils dessinés au pinceau et à la pince à épiler, cils chargés de mascara, paupières égyptiennes. Lèvres tranchées du même rouge. Cheveux teints au henné noir, huilés et tressés en une lourde natte. Quatre anneaux d'argent brossé de section carrée aux oreilles. String de dentelle noire fendu, guêpière baleinée aux bonnets pigeonnants s'arrêtant sous le téton, bas en résille avec jarretière auto bloquante. Levis de cuir noir (avant de l'enfiler, je m'étais introduit par la fente de mon string deux boules d'acier chirurgical de la taille d'un globe oculaire), boots à talon larges et lacets, stricte veste de tailleur noire et cintrée. Je sors de chez moi - je chausse mes lunettes noires et je suis prête, comme je n'ai jamais été prête, je suis prête, je suis prête.

Bien sûr non.

C’est parce que je ne suis pas prête que cette fois je suis partie… Un T-shirt, des jeans - gris. Dans la poche frontale de mon sac d’ordinateur, quelques vêtements, deux livres – des gros pénibles à lire, gardés pour l’occasion. La rue est pavée de granit gris, elle est d'avant la République, les murs qui la bordent ont protégé les Tyrans, les Prêtres et les Percepteurs, les Gens d'arme et les Marchands, les Prêvots et les Fermiers Directeurs, les Maîtres de Guilde et les Officiers. Maintenant ils sont le pittoresque décor où évoluent les Hauts Fonctionnaires, les Chefs d’Entreprise, les Professeurs d’Université, les Professions Libérales, les Commerçants du centre ville, quelques Artistes compromis… Aux rez-de-chaussées épiceries fines, artisans d’art, boutiques de lingerie, restaurants thématiques, officines et cabinets.
Ô l’humiliation pour en arriver là. Il fallut travailler et gagner l’argent. Mais ça ne marche pas comme ça, impossible de faire plus que survivre quand on veut rester honnête. Alors l’occasion est arrivée. Remplacer quelqu’un au dernier moment pour un projet important. Faire monter les enchères. Travailler nuit et jour, compresser les tâches et délais, gonfler les coups, affoler les financeurs, sauver le bazar, saler la note. Et tout liquider en attendant le chèque… Vie suspendue pendant semaines grises. Nuits grises à me poser des questions. Attente et bouleversement. Pas prête quand le moment arrive. Pas le choix – il n’y a plus rien à moi ici.

Je n’ai pas tout fait dans leurs règles bien sûr, je n’ai pas réglées mes dettes, pas bouclé mes comptes, pas paraphé mes renoncements. J’ai tiré au maximum les maigres ressources du système, je laisse filer jusqu’au crash. Maintenant si je reste je serai punie parce que je n’ai pas été sage. Hier je suis passée à la banque pour retirer. Bon bref. La gare des bus est sur une petite place à côté de la Grand Place. Des déplacés roumains, des étudiants japonais ou israéliens sur la route, des vieux arabes qui font la tournée des enfants dispersés en Europe, des mamas de Matongué avec d’énormes bagages, des indéfinissables. Une bouteille d’eau, un sandwich, un paquet de chips. Lecteur MP3 avec en mode aléaroire des motets de Monteverdi et l’intégrale des enregistrements de Napalm Death pour la BBC. Pause-pipi à la station service – un objet de contemplation mystique pour étudiant en architecture postmoderne. La nuit tombe et sous ma couverture je me masturbe doucement et longtemps sur la musique qui me coule dans les oreilles. Les douaniers viennent nous contrôler régulièrement – tous ces roumains ! Un type ne remonte pas après une pause sur l’autoroute. Son sac qui semble contenir les possessions de toute une vie reste sur son siège. Ça n’aurait pas coûté beaucoup plus cher de voler en low-cost vers la Fédération mais ça aurait été beaucoup trop rapide.

à suivre...