‘The classification of the constituents of
a chaos, nothing less is here essayed’
Herman Melville, Moby Dick



14.

Âme tourmentée… Dormir… Tout cet étrange… Ce soir je suis dans toutes les villes où j'ai cherché des victimes… Mon esprit saute d'une rue à l'autre, qui semblent se raccorder, mais elles sont de Royaumes et de Républiques différentes. Cet itinéraire devrait avoir un sens, on ne déambule pas dans dix rues précises de dix villes vécues sans un but défini. Si tout le sens vient de la conscience, ça devrait marcher avec moi, j'en suis. Ou alors, tromperie, il faut déjà une conscience de la conscience, or moi je suis seule. Seule. Mais lui vient aussi de se vivre seul, s'il a une conscience au lieu de la conscience de la conscience (ou métaconscience, pour simplifier), il viendra me chercher – on est dans un livre, bordel, le seul endroit où on ose vivre comme dans un livre. Les murs de cette ville sont immensément noirs, immensément délabrés, il en émerge les lames chromées des nouveaux immeubles de l'Europe des Républiques et des Royaumes, c'est une lentille d'ombre et de brume qui concentre l'Europe là où je suis et j'attends. Il y a trois gares ici, comme si c'était une vraie ville.

Je pourrais presque chanter mais ce n'est pas mon rôle dans cette histoire, si je chantais qu'est-ce que ce pourrait être ? Qu'est-ce qui peut franchir mes lèvres que mes dents pour mordre, ma langue pour lécher ? Je ne sais même pas si je parle… Dans cette ville aussi comment savoir quelle langue employer avec qui ? Il y a des villes dans lesquelles tu es toujours étranger. Il y a des villes dans lesquelles tu es toujours autochtone. Il y a des villes où tu arrives toujours, d'autres dont tu pars toujours… Non, ça c’est un cliché crasseux. J'entends la musique, je pourrais chanter. Est-ce qu'on apprend à chanter ? On apprend si peu et on apprend si mal que l'on en arrive à douter que ce que l'on apprend puisse jamais être bénéfique. Je doute de ce qui ne m'est pas spontané. Et rien ne m'est spontané. Tant mieux parce que je doute encore plus de ce qui m'est spontané.

On m'a pas appris Kylie Minogue et on m'a pas appris Purcell mais ou pourrais-je l'entendre, dans les bars de nuits, les bouis-bouis, les magasins, les parcs – on pourrait dire que c'était dans un parc, un récital de fin d'été, quelques cantates… Cela m'a rappelé quelque chose, une maison où j'ai entendu ce genre de musique, quelqu'un qui m'en a fait écouter… Après elle m'a léchée, c'était bien. Du côté des femmes, nous avons une trajectoire, j’ai une trajectoire. Du côté des femmes. Elles chantent quand elles baisent, elles, elles ne grognent pas. Ça les humanise de baiser. Ça les artistise. C'est quoi la musique sinon ? De la pollution sonore qui empêche de penser et de ressentir, qui ne permet de sentir qu'en rythme, et plus c'est binaire, plus c'est binaire. Pour pouvoir être seule vraiment il faut de la complexité.

Cette ville hors de la République m’ouvre soudainement et je comprends mon départ, je comprends mon absence, je suivais comme l’eau des égouts la voie de moindre résistance pour résister, le chemin de fer, le chemin d’acier pour aller en ville – puis de ville en ville. Les frontières ? Il en sera de moins en moins besoin dans le grand Disneyland – elles n’existent que pour encaisser des taxes de douanes et limiter le nombre de subventionnés européens et leur permettre de ruiner le reste du monde. Voilà que je m’intéresse ! Mon esprit est déjà plus clair, mais est-ce si bon ? Je suis l’ennemie, et le destin collectif m’est interdit car il y a celui qui est aspiré (prétend-il) dans mon orbite. Mais comme je suis artificielle maintenant. Comme un orchestre qui accompagne mon sombre soliloque. Des cordes et des cloches, une boucle qui s’enrichie d’harmoniques.

Quand le sang coule encore il y a quelqu’un (à vrai dire ON LES PAIE POUR ÇA !) pour se rappeler la dernière fois. Pourtant ils auraient pu s’occuper plutôt de ce hobereau colonial impliqué dans un génocide africain et retrouvé dans le canal. Ou d’un Nième prédateur de pauvres petits enfants œuvrant pour un réseau de notables semi-divinisés par une quelconque élection locale et impatients de goûter la transgression suprême due à leur rang. Ou un truc à la télé. Enfin des parallèles sont établies, des lignes de sang sont tirées entre les capitales et elles vibrent comme des cordes de violoncelles. Des violoncelles c’est une plus belle image que des guitares. Des concertos ou des études pour violoncelles. C’est un signal, le mélomane va venir pour jouer du métal de l’aube. Finalement la nuit c’est toujours avant l’aube – encore et encore. Plus tu t’enfonces dans la nuit, plus elle s’obstine à s’épuiser en jour. L’hiver s’écroule en printemps. Il faudrait quitter la ville. Ou trouver la cité souterraine, celle où le jour n’advient jamais – mais il n’y a jamais rien de si. Les murs sont des gens, les plafonds des lois, on est enfermé que quand on y croit. Au nom de la République on peut bafouer – car elle est la Mère et l’Amante, infiniment offerte et cruelle. Moi je suis de ceux – des celles, ceux qui y arrivent deviennent celles – qui tirent leur force de ne pas croire. La force est-elle nécessaire ?

Dans nos quartiers quand un fromage pose des questions elles n’apportent jamais de réponses mais sont un signal – il le sait. C’est un luxe obscène que de vouloir l’aventure, je devrais me tortiller un foulard autour de la tête et aller au marché le dimanche matin pour y exhiber quelques poireaux (les choses vraiment infâmes sont rarement celles interdites par les prophètes). Je ne devrais pas écouter la musique. Les questions deviennent pressantes – le message évolue –, les questions s’accompagnent de coups de réglettes en caoutchouc (qui servent à caler les presses dans les imprimeries old school). Des bruits courent. La Police Royale – qui n’a pas retrouvé les engraisseurs de poissons et procédé à quelques relaxations inappropriées – ne veut pas être en reste et punit quelques victimes au hasard. On sent que quelque chose ne va pas, mais qui se dilue dans tout ce qui ne va pas, tout le reste qui ne va pas. Moi-même je pourrais si facilement ne pas faire attention. Acheter du concentré de tomate en boîte et des sardines.

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à suivre...