‘The classification of the constituents of
a chaos, nothing less is here essayed’
Herman Melville, Moby Dick



5.

Je me suis assise puis allongée dans l'herbe, et donc je ne cours plus. L'adrénaline fait place à l'endorphine et je vogue dans mon esprit. Il est froid et c'est cool. Je regarde comme il est perché au sommet d'un poteau nu le singe du zoo de la République, il a un nom (que je tairai pour des raisons bien compréhensiles) et une fonction sociale – bien plus que moi. D'ici on peut capter ses pensées, c'est un service public, j'y ai droit moi aussi bien que je n'ai jamais payé d'impôts, ça dit : "bzz – je sais que je ne serai plus jamais heureux comme quand j'étais un ivrogne — heureux, héros, ivrogne —, plus jamais amoureux comme quand —, plus de suicides ratés, de nuits au poste ; de juste s'asseoir sur le macadam — rien d'un volcan, rien... — qu'est-ce que j'ai de plus maintenant ? On a pu me quitter : pour ça ou autre chose, maintenant quelle importance ? Que faire de mieux, comment faire, comment faire mieux ? Quand j'étais un ivrogne... Je n'aimais plus, je m'aimais plus, la fiction... La fiction de l'ivrogne... Oui bon, la cocaïne accorde plus d'aura, la cocaïne, et le speed et l'ecstasy plus de chaleur, encore que, et l'héroïne fait moins vomir, les joints et les cigares, bon... Mais c'était bon pour quand j'étais heureux comme ivrogne — maintenant, c'est difficile d'arrêter d'avoir arrêté. Je veux boire ! Je veux à boire ! Je ne savais pas que j'étais si malheureux, que ce pouvait être si constitutif, si élémentaire — que je vieillirais si vite ; que je ne boirais plus pour de vrai. Que je ne saurais plus être amoureux, aimer dans l'inconscience d'aller alors trop loin ; que j'étais si limité. Que j'étais si limité. Si accablé. Maintenant. Quel maintenant ! Ma belle littérature ! Salope ! Que j'étais si limité. Si dépendant.

C'était beau de — ce n'était pas beau d'être un ivrogne, alors le reste devait l'être, kaniechno — bullshit, we hebben ons vergist ! C'était là, à portée de... Et cette petite, là — ça me sert à quoi de ne plus... Je ne peux pas la boire, je voudrais bien, je voudrais bien ! A zatchem ? Fuckin' hell ! Petite et loin, comme tout est loin, maintenant... Comme tout est loin, maintenant ! Comme tout est loin... C'est pas une chanson d'amour, vraiment pas ! This is not a love song — at all... C'est pas non plus une chanson d'ivrogne, la chanson de la honte et du sourire et des larmes et de l'entre-être. Tu connais ça ? Peut pas qu'on m'aime — pas possible, le pas d'ivrogne, le nulle part. Le rien naturel. Je reste alors, et — si j'étais ivre, là, maintenant, je ne courrais pas, je n'écrirais pas, j'aurais juste allumé l'ordinateur et that's enough, now, I'm fed up singing ! La tête en haut, oui. Pas pleurer. Avant, oui, c'était l'ivrogne qui... Ah, ah, ah, maintenant c'est grave ! Et l'amour, l'amour aussi. Et pas boire, et pas avoir bu, et rien de cette vie-là. Rien de la vie d'alors — celle jeune et amoureuse — il y a des... touchers, des saveurs, des... amplitudes, des acides intérieurs, de la maculée conception. Boire ! À boire ! A bu !

Brisons là ! J'aimais plus la vodka que ma mère... L'encens du whisky... Le Sidi Brahim Coca devant la télé la nuit... L'amour à l'Irish Coffee, l'amour à la slivovicz, l'amour au mezcal champagne, l'amour sanglant au Bloody Mary, le sang dans la Pieprchovska, le sang dans la Zubrowska, le sang dans l'Absolut et la Finlandia, le bourbon le matin, le verre de genièvre flottant dans la bière, la Guinness à Dublin, la bonbonne de trois litres de vin limé, le rêve du Killer Punch hallucinogène, l'Aquavit comme horizon, et cetera... Alors il ne reste d'aussi simple que l'adrénaline, danser, courir. Avoir la République au cul, c'est bon pour courir. Et s'il ne s'agissait que de courir en définitive ? Qui peut dire ce qu'il en est réellement ? A quel moment les choses ont-elles commencé à diverger ? Dans la nuit de la lune percée... J'ai hâte que la nuit revienne pour comprendre plus et mieux, mais si je cours toujours la journée sera longue. Il fait froid. J'ai faim. Il faudra donc que j'assume, et je ne serai pas si inconséquente d'imaginer de la situation ne vient de rien. Il faut s'imposer la réalité, à plus forte raison qu'on en doute. Il s'est passé quelque chose dans cette aube et je dois courir ou trouver autre chose. Bon je vais rentrer dans une maison.

Je rentre dans une maison, c'est comme un poing qui me saisit. Des objets, des images, et enfin des livres, tout pour se voir humain, c'est une fin, c'est une île, c'est ma cage ici, l'air est solide, je ne vais pas m'y plaire. Non plus ce qu'on voit par les fenêtres. Moins exalté je commence à redonner du sens à ce que l'action a occulté. Je croise un miroir en pied et c'est un nouveau piège. Où suis-je tombé ? Comment vais-je écrire cela ? Je presse contre mon sexe avec mon poing droit, j'exerce différentes pressions. Est-ce que ce peut être mal ? Je veux dire il me semble qu'il y a mille façons de trouver cela mal. Il faut être plusieurs pour cela, je ne les connaîtrais jamais toutes. J'en vois une de trouver cela bien, c'est de trouver cela bien. Tout mon corps est inscrit de jugements. Manifeste pour personne. Je suis d'une longue histoire qui s'arrête après moi. La nuit est derrière moi. Je peux me dessiner du bout du doigt. Pas besoin vraiment de me regarder, même pour vérifier que j'existe.

Donc faire, le faire. Ça c'est moi, c'est de moi, c'est par moi. Je peux faire chanter ma peau, je peux en faire un livre, un chiffon pour m'essuyer du monde. Ce miroir est un piège comme la fenêtre l'a été, comme l'écran de la télévision ou de l'ordinateur l'ont été, comme l'image, toute l'image l'est. Je m'affiche comme ma propre pornographie. Je suis la Déesse dans mon antenne. Je suis la valeur ajoutée de tout ce qui me porte. Mais je ne sais vraiment pas ce que je fous là, ce qui m'a lancée contre cette surface étrange, quelle ivresse de violence autonome, quelle pression sanguinaire m'initient dans ma trajectoire. Comment des rues de la République comme je les ai vues et vues par la fenêtre je suis devenue le fantôme incarné. Un fantôme de bête, une femme. Je peux rester saisie par ces pensées qui me viennent de ce miroir, et de mon corps comme je l'y regarde. Mon corps c'est aussi le sien. Je ne suis pas toute seule et comme une femme j'ai livré mon destin. Je voudrais glisser ma langue dans la douce viande de celle-là qui m'a foutue là. Pas à philosopher. J'étais à appeler, elle m'a appelée, pourquoi était-ce, c'est à moi de le savoir, pas demander. C'est bien.

De toute façon je m'ennuyais. Si la République nous chasse ou me chasse, je ne saurais avoir tout à fait tort. C'est un peu facile mais comprenez-moi, je suis au bord du rien. Je ne possède que mon sang, et juste parce qu’en une seconde on l'a trouvé plus réjouissant à me colorer les lèvres qu'à rouler sur l'asphalte. Odeur plus riche qu'évaporée dans la nuit de briques. Forme moins pure que l'ectoplasme plat de la rue. On peut y identifier un sourire. On peut en rêver quelques usages. Pas peur de servir. Diable toujours sur moi. L'endorphine me monte à la tête, asthme, vomissement, démangeaisons. Puis-je partager ma mise hors-la-loi ? Y a quelqu'un ? Mes humidifications solitaires m'attristent, parfois profondément. Il va falloir courir encore aujourd'hui. Où sont les forces de la République ? M'accordent-elles ce moment de recueillement devant ma propre icône renouvelable à volonté ? Je vais tenter de faire la maligne. Regarde-moi.

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à suivre...