‘The classification of the constituents of
a chaos, nothing less is here essayed’
Herman Melville, Moby Dick



9.

Une longue enfilade de longues rues mène à la gare, selon un plan bien ordonné. C'est pour que le désordre s'écoule bien. C'est donc vers la gare qu'elle va, qui prend sur elle — elle ne le veut pas, elle s'en tape, elle le refuserait - — de mettre de la vie où ça manque. Moi je le prends comme un prétexte surtout valable par sa vacuité. Elle n'assume rien du rôle de mon autre propre, ça m'arrange. Je suis toujours seule de toute façon. Là c'est clair. Quand j'aurai pris le train, je laisserai là l'ordinateur et écrire, je laisserai l'art à la République. Pas besoin de littérature ni de poésie ni d'images ni de musique ni de cinéma quand on sait vivre. Bien sûr on ne sait pas vivre. Je dois me forcer. Les autres doivent être pareils, je suis si normale. Pour qu'un tas sanguinolent de chair et d'os encore palpitant de vie proche soit à l'origine de cette histoire est déjà une leçon de non-vie.

Pourquoi l'horreur se perpétue-t-elle ? Quoi d'autre pour sentir la matière de la vie ? Vous travaillez sûrement, beaucoup de gens travaillent. Je trouve que c'est très difficile. Comment y croire ? Neuf métiers sur dix sont inutiles et parasites. Que faire à part construire des maisons et faire pousser des patates ? Il suffit d'une personne sur dix pour faire cela, apparemment. Le reste sert-il à maintenir la stase sociale pour qu'une personne sur cent mille invente le virus contre le SIDA ou la cellule photovoltaïque ? Écrire c'est très inutile. Peut-être je le dois à d'autres car d'autres ont écrit pour moi. Lire est très utile, alors il faut bien que certains écrivent. C'est en attendant cette bête, cette fille, que je me suis mis devant l'ordinateur hier soir — mais ça ne devait pas durer longtemps. Ça ne durera pas longtemps. J'ai trouvé l'écriture dans les lambeaux de la maladie.

Car je dois bien admettre que je suis folle — j'ai toujours été folle : une enfant folle, une adolescente folle, une femme folle. Toute cette vie est un équilibre entre maladie et médication, toujours, tout. On n'aura fait que se soigner. On n'aura été que souffrant. Ce n'est pas grave, ce qui est effrayant, ce sont les gens qui se croient sains, ceux qui se croient saints, les docteurs de l'exemple, les sauveurs. Il y a une longue urgence à vivre et tout le monde est l'infirmier de tout le monde, et le malade de tout le monde. Aussi tout est cure, c'est la néguentropie à l’œuvre dans la musique, dans la révolte, le désir vrai de l'autre. Mais de tout cela je ne suis pas très sûre, ce sont des mots qui flottent autour de mon crâne et je les trace machinalement, je ne pense pas à ce genre de chose, il y a cette piste noire qui tire vers le nord, hors de la République. La frontière n'est pas loin. J'ai déjà évoqué les Royaumes — vous avez compris que je n'aime pas la République, mais les Royaumes m'indignent, m'insupportent comme manifestes de la soumission irréversible et névrotique et immature et. Je ne suis pas la plus folle.

Je vais vers la gare, suivant des signes intangibles et évidents. Il y a quelqu'un derrière moi et quelqu'un devant moi, parfois tout est clair et tout est destin : enfin je m'invente un destin. Vous avez perçu mon ennui, maintenant je ne reviendrai plus, je me mets tous les hommes à dos pour quitter leur Patrie. Leur ridicule. La fille en noir est passé par-là, vraiment écrire nécessiterait que j'explique comment je le sais, que je développe, mais. Ce n'est pas magique, rien de surnaturel là-dedans, c'est juste que ça n'a pas d'importance, pour moi. Je suis instancielle dans cette histoire, et je ne sais pas pourquoi. C'est peut-être cela l'histoire, la clé de ce récit ; je suis impatiente de connaître la suite, même si je m'en doute un peu. Mais les distorsions temporelles de la vie et de la littérature peuvent faire que la traversée des Royaumes s'effectue en une phrase, celle-là même. Bruxelles, Anvers, Rotterdam, Amsterdam, Hambourg, Copenhague, Malmö, Stockholm. Ce que j'avais préparé pour raconter ce voyage m'ennuyait déjà et s'est annulé dans sa projection. Mais si je suis déjà au-delà des Royaumes, qu'en est-il des autres, la fille et l'homme ? Je suis allée trop vite, mais c'est trop tard, je suis dans le nord comme jamais auparavant. Ce n'est plus un mot, c'est un paysage. Comment la piste noire va-t-elle rester discrète dans ce blanc ?

Bon, je vais essayer d'être concrète : un long voyage en train et descendre dans cette gare ridicule, un pays dont je ne comprends pas la langue, un pays où j'ai de bonnes raisons d'être étrangère. Pourquoi n'ai-je pas froid ? Quelle est la saison ? Est-ce une rupture du contrat de fiction ou du contrat de réalité qui me laisse là si indifférente ? Brusquement cette figure de la fille suivie devient claire, si claire et puis transparente, et puis inexistante. C'est le ciel qui est noir. Le pôle est devant moi, et une fois au pôle, comment aller plus au nord ? L'espace. Un arc-en-ciel jusqu'à Hasgard, ou un enlèvement par les extraterrestres vers Fomalhaut, ou la folie. Un moment je suis suspendue entre ciel noir et terre blanche, la masse du ciel noir m'attire en raison du carré de nos distances, la terre me retient du bout du rien, dans l'indifférence générale, la mienne y compris. Il y a un article que j'aime beaucoup de Carter Radcliff intitulé Dandysme et abstraction dans un univers défini par Newton, c'est quelque chose que j'avais toujours voulu danser. Bien sûr je me retrouve encore dans les livres, je retombe — personne ne m'a vue. J'ai faim, j'ai froid, je rampe infiniment vers cette gare ridicule où j'étais arrivée, comme une ourse intelligente, la pire espèce. Dans tout cela une musique, celle du train. Les Royaumes sont fondus dans un glacis de neige et de brouillard. Tous les brouillards de l'Europe pensent à moi, j'existe donc. Ils me recrachent dans la première gare de la République, je termine en métro. Il y a un café dans cette ville honnie avec des cadavres sanguinolents pendus à des crocs le long des murs de briques noires, je n'y bois plus d'alcool depuis longtemps, je commande un expresso. Le café est décidément dégueulasse dans ce pays de cons.

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à suivre...