‘The classification of the constituents of
a chaos, nothing less is here essayed’
Herman Melville, Moby Dick



12.

Entre temps j'ai changé de coupe de cheveux – un carré style Louise Brooks ou institutrice de sous-préfecture, selon le point de vue, essayé le gris foncé à la place du noir, n’ai travaillé que quand j’étais réduite à la dernière extrémité. Pris le train cent fois pour les Royaumes pour revenir avec de nouveaux tatouages et bijoux d’acier chirurgical m’échouer lamentablement dans la République, elle-même de plus en plus lamentable, ma honteuse Patrie. Acheté à crédit un ordinateur portable pour écrire cette honte, et écrire à Faye Wong. Rasé et léché quelques chattes en souvenir et en échange. Écouté Bach, Telemann et Danieli. Écouté les White Stripes, les Kills pour m'intéresser. Le procès ronflant d’un ponte de la Police avait fait sa place dans le Spectacle. N’ai pas vraiment su comment et en expiation de quoi la République lui avait fait endosser un rêve affreux que j’avais fait, cette hérésie littéraire éperdue que je n’avais fait qu’oublier encore et encore dans les rites minuscules de l’autothérapie ordinaire. Pour avoir fait sienne la folie de la République il avait exigé pour lui-même la guillotine présocialiste et avait donc obtenu l’hôpital psychiatrique, d’où il lui fut facile de s’évader, n’étant fou de d’être de la République. Il allait alors commencer une quête et j’étais dans sa trajectoire – ce n’était toujours pas mon histoire et j’étais toujours là.

Tous ces livres lus traitent généralement d’impérieux accomplissements et mes impératifs changent tous les jours, toutes les heures, depuis trois jours je me suis fixée de sortir de chez moi et d’aller lire dans un bistrot devant un expresso, dans un quartier de briques rouges. Toute la force que je n’ai pas est renfermée dans les pages des livres. Des centaines de milliers de pages me cernent quand j’écris ces lignes. Toute la puissance que je n’ai pas. Des romans des essais des poèmes. Lus et relus. Bus et rebuts. Un serveur de café – ce doit être toujours le même – veut voir le titre des livres que je lis, ou c'est parce que je sollicite sa piètre masculinité. De mes vêtements anthracite ne sortent que mes mains et mon visage. Tout le monde est personnage, de rien. Je sais qu’il existe quelqu’un qui n’est pas comme cela. C’est aussi un procédé littéraire de n’être rien ni personne mais bon témoin. Ce n’est pas cela. Contre tout ce que le monde aurait dû m'apprendre, je me suis préparée toute ma vie pour être une héroïne. Je peux voir dans le noir.

Mais être une héroïne dans la République ! Zhang Zi-yi ! Mais être une héroïne en dehors de la République ! Je la porte en moi cette saloperie. Ici je suis étrangère mais à l’étranger j’en porte les stigmates. Si le sang des Royaumes coule dans mes veines – je suis une frontalière –, mon Œdipe/Electre est Républicain. Plus je m’éloigne – je suis allée dans les Empires – et plus la honte me poisse. Depuis mille ans je chante des chansons dans la langue de l’Empire mais ma langue reste pataude. Dans la bouche des filles et des garçons (s'ils sont jouvenceaux avec des lèvres pleines) des Royaumes ma langue est trop habile – they say. Au-delà des mers et des océans ne peuvent être que des colonies. Je sais qu’il existe quelqu’un qui appartient à l’avant – une chienne préœdipienne. Savoir des choses est bon. Parfois savoir des choses est suffisant. Savoir qu’Andy Warhol a tourné Empire est suffisant – inutile de le regarder, voire pervers. Mais il faut qu’il l’ait fait. Depuis longtemps je m’attends. C’est pour cela que j’écris. C’est le moindre renoncement à la vie. Cela me donne des forces. Je ne dois pas être prête pour ce que je veux, mais pour ce qui m’arrive. C’est pourquoi quand il devient évident que venir dans ce café est le commencement d’une nouvelle étape de cette histoire je suis prête. Pourtant personne ne vient parler à la femme gris sombre qui lit.

Juste le serveur qui vient vérifier le titre du livre. C’est vraiment un autre livre depuis hier ? C’est vraiment un autre livre depuis hier. Je suis une femme de livres. Je suis une femme de musique. Je ne suis plus une femme de substances. Je ne suis plus une femme de nourriture. Je ne suis plus une femme de sexe. Je suis depuis toujours une femme de désir. Je suis depuis toujours une femme de spectacle. Je me montre pour avoir le droit de regarder – c’est la forme légale du désir dans la République. Mon désir est immense, il couvre des continents, il court le long des cheveux du réseau, il bute et rebondit sur les seins compactés des esclaves du patriarcat, ces petits paquets du désir, il y abandonne des bribes de manifestes esthétiques. Je me souviens de loin d’une dérive dans la Capitale honnie de la République, le Très Grand Musée morbide et crispé de l’autosatisfaction jacobine. J’y vais ordinairement pour les musées mais ce jour-là – fatiguée – je n’avais pu que m’asseoir sur les marches du Plus Grand Musée et contempler de derrière mes lunettes de soleil la marée de désir ordinaire de juin. J’en avais tiré des considérations sur la pulsion scopique, le désir et la jouissance esthétique, mais maintenant je ne tire plus de considérations, je suis femme de désir. Je bois du café.

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à suivre...