‘The classification of the constituents of
a chaos, nothing less is here essayed’
Herman Melville, Moby Dick



8.

Ce n'est pas... pensons la fiction. Comme la fiction. Être est ployer sous les diégèses. C'est ainsi une chanson, un opéra ou un motet ou PJ Harvey. Le labyrinthe est d'abord de volonté, de chercher la sortie. Ce qu'on pourra en faire de mots ! Des architectures, des images en mouvement, des systèmes économiques, des sagas qui bâties sur le néant élèvent des tours spiralées de phrases, des symphonies, des folies graves et amusantes. La fiction est sous le vêtement et il faut l'habiller pour en contrôler le pouvoir. Ainsi j'ai fait du corps cette geste de tout ce qu'il porte et transporte, de lui et d'autre. Le dragon des révolutions est dans les mouvements, dans les amours, toujours avec moi mieux que dans les pensées, souvent infidèles. Comment être toujours fou ? Comment saigner toujours ? Quel public plus attentif que celui de la nudité ? Quel lecteur plus ému que les mots poussés dans les orbites avec les pouces, un baiser, avec la langue ? Quel autre décor pour des chansons que ce contexte parfait ? Quelle voix plus audible que celle modulées par lèvres et langue de chair, celle où s'accrochent des anneaux d'acier chirurgical ?

C'était la nuit de la République et au matin j'ai cru que je n'aurai pas à choisir entre la mort et les barreaux de la prison ou de l'hôpital — que quelque chose avait ripé. Que le départ pour les Royaumes n'aurait pas lieu, ou pour quelqu'un d'autre. Retourner vers l'ordinateur au bout de la rue et écrire tout cela. Redresser les bibliothèques écroulées. Déposer un CD dans la platine — Ute Lemper chantant Kurt Weil pour prolonger cette fille en noir. Terminer cette lettre à une idole lointaine que j'écris depuis quatre ou cinq ans. Prolonger cette fille en noir. Prolonger cette fille en noir avec une autre – celle-là qui est un oiseau ? Est-ce qu'on peut baiser un oiseau ? Est-ce qu'on peut le partager avec des amies ? Qu'est-ce qu'on peut ?

Inventer des jeux érotiques derrières les murs noirs pour que les ornements du corps ne chantent pas que pour moi dans un miroir ? Prolonger cette fille en noir dans sa virtualité, son universalité, sa machinalité ? Recevoir d'une improbable une enveloppe contenant une toison pubienne et une photo de chatte rasée ? Ou le compte-rendu commandé d'une perversion suggérée — sodomie, exhibition, masochisme, art ? Devenir l'héroïne de la fiction d'une autre ? Abolir le privé pour incarner la caste absolue des monarques et des bouffons sans que cela se remarque ? Prolonger cette fille en noir avec une autre – celle-là par exemple qui danse et rit pour de l'argent à la télévision et que j'aime ? Et ces pauvres hommes aussi ne sont-ils pas prolongements ? Qu'en espérer, et pourquoi ? Si je suis au centre de mon univers, je me cherche naturellement, je ne me suis pas apprise à l'école ! Ne rien vivre qui ne soit un jeu, ne rien endosser qui ne soit une panoplie, ne rien concrétiser qui ne soit une folie, ne rien aimer qui ne soit une perversion ? Ne pas parler sans chanter, ne pas bouger sans danser, ne pas penser sans philosopher, ne rien échanger sans combattre, tout cela sans romantisme ni idéal, mais concrètement, pragmatiquement, méthodiquement ?

Prolonger cette fille en noir avec celle-là qui est un singe ou un chaton ? Ou celle-là qui est si loin qu'elle endosse la fiction par milliers de kilomètres ? Ou celle-là qui porte tous les enfants en elle, pour toujours ? Prolonger Faye Wong avec toute la mauvaise musique des radios et des télévisions instrumentalisée en chant de béatitude révolutionnaire ? Ou comme l'homme de la Police se prolonger dans la fille en noir jusqu'à mourir de sa main ? Ou comme la fille en noir se prolonger dans la géographie mobile d'un départ pour les Royaumes où je pourrais aller à sa recherche ?

Oui c'est ainsi. L'horreur de la vie est telle, en cette plénitude atteinte uniquement dans la rencontre, dans le partage, dans l'autre. Vivre c'est mendier. On peut atteindre, on peut nier, mais c'est derrière chaque recoin de l'être. Mais il est admis que la vie est horrible. Oui c'est ainsi. Et c'est ainsi que la suite va advenir. Sinon je vais devoir faire de l'art toute ma vie. Mais il est temps de faire de la vie. Les bonnes rues de la République vont vers des gares, si Vauban ou Haussmann sont passés par-là cela va assez vite. Comment peut-elle faire la fille qui veut qu'on la baise dans le matin émasculé, sinon fuir vers la barbarie ? L'Europe compte désormais moins de Royaumes que de Républiques. Moi j'y vis en Anarchie, sous la contrainte, dans le camp des femmes, des arabes, des animaux. Pour que je la suive il va falloir qu'elle me laisse un signe, bientôt tout va être une affaire de signes, jusqu'à la résolution, s'il y a une résolution.

A ce moment je dois aller quelque part, marcher dans la rue — maintenant j'ai des vêtements, disons quelque chose de noir. Je suis de ces gens qui ne comprennent pas qu'on puisse porter une autre couleur. Marcher dans la rue. La peau sèche qui tire autour des lèvres, le poids des lunettes de soleil sur les sinus, le balancement des boucles d'oreilles, la pression du fluide rachidien, la traction à la racine de chaque cheveu, tout cela prend soudain beaucoup plus de place que toute perception noble qui projetterait l'attention hors du soi. Le réel est creux, se déplacer à sa surface offre la même résistance, le même grincement, la même mollesse que de frotter une baudruche du doigt. Ou alors je ne reçois rien et j'émets juste, de la musique, de cette musique métallique et crépusculaire qui détermine tant de cette histoire. Mais venant de moi elle n'a guère d'impact. Tant mieux, tant mieux. Ou alors tout le réel se concentre dans la pesanteur, pesanteur dans les pieds, les jambes, le dos, les seins, les bras, la nuque, rien n'existe plus que cela.

Le siège du train sera un fauteuil de cinéma où le corps sera nié dans son déplacement pour céder la place à l'hypomobilité du dispositif spectaculaire, et offrant l'ennuyeux spectacle de l'esprit du voyageur en voyage. L'homme de la Police tôt ou tard sera aussi du voyage. S'il y a des signes pour moi, il y en aura aussi pour lui. Je le comprends. Je le comprends très bien. Ma vie est séparée en deux par le milieu de ma vie. Il y a un moment exact de ma vie, et je m'en souviens très bien, ou ma vie à venir est devenue l'opposé de ce que fût ma vie passée. Le jour, l'heure, la minute où après avoir été terrifiée à chaque instant de ma mort à venir, j'ai considéré que j'avais assez vécu et que je pouvais mourir. Au fil du temps c'est devenu que je devais mourir. Puis que je voulais mourir. La seconde partie de ma vie est moins longue pour l'instant que la première, mais je vois où elle va. Je ne sais pas encore laquelle aura été la plus atroce. Mais je comprends qui veut mourir. Sans cet esprit cérémonial, sacrificiel, absolu, magique car trop intelligent pour toute forme de religiosité, mais je le comprends. Et je m'en fous !

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à suivre...