‘The classification of the constituents of
a chaos, nothing less is here essayed’
Herman Melville, Moby Dick



1.

L'atmosphère — celle de cette nuit : structure cristalline pour mes yeux — premier élément. Deux anneaux d'acier chirurgical pendent aux nichons de la lune. Il y a une bête dans cette nuit. De l'eau chaude coule dans les veines de sa viande. C'est la brique noire qui fait les murs de cette nuit. Hors des Flandres ils ne peuvent pas comprendre ça. Des poings aux bouts de bras reposent contre les murs. Des drapeaux morts noirs et rouges sont les chiffons de la République. La République, c'est le nom d'une place, ici — ailleurs aussi. La nuit est sûre dans les rues noires de la République. On ne sait pas encore alors qui sont les méchants. Une ouvre sa robe, déboutonnée du col jusqu'en bas. Ça y est, sa chatte est très noire. Elle arpente dix mètres de rue la robe ouverte retenue par les poings sur ses hanches. La nuit est déserte, elle peut. Il ne se passe rien, pas encore — ç'aurait peut-être tout évité. À ce moment il n'est pas possible de le savoir. De ce que l'on sait d'après, beaucoup est inventé d'ailleurs — alors, à quoi bon ? Il ne se passe rien, c'est une provocation. Robe, cheveux et toison sombres, peau mutée dans la lumière de sodium, ombrée aux attaches des muscles et des os. Pour dessiner un destin de famine, l'appétit de bête qui fait l'histoire. Je crois. Moi je vois tout ça derrière la brique noire.

Je sens ce qu'un sexe donne à l'air libre, mais... Ce n'est pas encore mon histoire. Je suis une autre bête. Les anneaux de la lune m'enchaînent aussi. Il est difficile d'articuler tout ce qui se présente en bloc de cette nuit. Celle qui s'ouvre pour ne pas savoir, ou savoir ce qui n'advient pas. Ce qui va faire vomir la République. Les anneaux de la lune. La lumière, c'est aussi cette nuit. C'est vraiment difficile, je veux dire, je ne comprends pas non plus ! Elle l'a tenté et ce ne peut pas être rien. Une fois la République doit admettre que rien n'est pas suffisant. Moi j'ai honte, mais c'est depuis longtemps, d'avoir fait ma chair de l'inacceptable. Elle, elle a la bête avec elle. Quand la fille rousse va passer, elle va lui couper les seins avec un fil d'acier. Lui briser les os des poignets avec une poulie. Puis les dents plus tard, et plus tard encore l'os du front. Lui coudre dans le vagin la queue arrachée de son mec. C'est un con de toute façon, un étudiant en architecture ; c'est son heure de gloire, sa consécration. La blonde étouffe du satin de son slip dans la gorge. Elle n'a plus de mains pour l'en arracher. Ses mains sont à l'intérieur. Le type mal rasé perd beaucoup de sang par le tuyau qui lui entre sous le sternum. La peau du visage lui pend sur la poitrine. Ses mains sont liées par les muscles arrachés aux avant-bras au tibia dépiauté qui lui sort de l'anus. Aussi d'autres fragments qui n'appartiennent à aucun d'entre eux. Une scie. Ce n'est pas bien.

Ce n'est pas bien d'en faire littérature. Je crois. Enfin ce n'est pas bien pour moi, et c'est moi qui l'écrit. C'est autre chose de se faire des implants d'acier chirurgical à la lune. C'est le temps de la République : les bombes tombent toujours loin, alors la fiction s'arroge les drapeaux, les sévices, la subversion et l'ordre règnent, la nuit était sûre. Pas de sexe à voler. Pas de bête à l'échelle : quand on est sur son dos ! La rue est derrière la fenêtre, il y a deux millimètres de verre tranchant. Je ne serai pas intelligente pour cela. Peut-être que c'est moi qui vais voler du sexe à celle qui s'exhibe à personne pour la voir, la fenêtre se franchit aisément. Contingence entre la rue, la nuit, la lune, le sexe, la bête, le néant. Tant que j'écris cela... Je n'aime pas ce que j'en ai écrit, je ne peux pas encore faire la part de la littérature. Ces atrocités nient trop, rien ne justifie même de s'en faire l'imagination gratuite. Mais maintenant c'est là.

La République enfante dans les rues à son nom. On va bientôt comprendre mon insistance. C'est une époque où ça s'actualise, ça se boucle, le calendrier n'y est pour rien, beaucoup de causes ont beaucoup de conséquences. Je vous assure que je ne réfléchis pas : c'est la rue, la fenêtre, mon chat malade, mes nouveaux piercings, la nuit sur la République qui s'impose nuit après nuit. La brique noire des Flandres. Une qui s'ouvre à l'air extérieur indifférent, puis qui torture. Oui c'est vrai, je ne sais plus, pourquoi est-ce à moi d'en faire écho ? Je ne suis que derrière ma fenêtre, déjà dans la posture d'écrire et j'aurais dû comme d'habitude décrire mon ordinateur. Je sais faire ça, toujours pour écrire je suis derrière mon ordinateur et je trouve juste de le décrire. Mais il y a la fenêtre, elle a toujours été là, et la rue je l'ai empruntée aujourd'hui encore pour venir ici. Connais pas les voisins. Mieux la lune, mieux la brique. Il y a quelqu'un derrière moi qui suis transparente. Mon chat est très malade. Mais ça n'enlève rien à ce qui rôde cette nuit, alors qu'est-ce que j'en suis ? De transparente j'ai pu devenir tranchante, peut-être que c'était moi ? Non, il faut me considérer comme quelqu'un qui écrit. Mais qu'est-ce que j'ai pu voir d'autre que mon ordinateur ? Je ne lis pas de ces livres. Je ne suis pas de ces gens. Je pourrais aussi être amoureuse de celle-là, pour ce qu'elle a fait.

Moi aussi j'ai un corps, ce n'est pas très républicain, mais elle ne peut pas tout, la nuit vient et il se passe ça. Aller vers la porte, c'est possible, tourner les deux verrous, ouvrir et entrer dans la nuit luisante ; pour les rejoindre ou pour la rejoindre ? Y serai-je seule ? Qui est de trop ? Si je m'agenouille, sera-ce pour lui embrasser la chatte, ou pour vomir, ou pour supplier, ou pour pleurer d'être seule ? Je sens de la chair à travers l'air noir, le verre plat, je sens un ventre parmi tous ceux qui m'ont parlé. Je sais si peu répondre ! Elle a tellement d'image celle-là dans la rue, elle est tellement image qu'elle ne peut qu'être regardée. Rien d'autre. Je comprends qu'à être si image on souffre violemment de ne pas être regardé, mais je ne cautionne rien, attention !

Ce qui suit est une hypothèse, à voir si elle peut s'avérer réelle : je vais dehors. Peut-être la porte, peut-être la fenêtre, qu'importe. Je suis habillée, mon corps est raisonnablement présent. Je ne révèle rien. Pour simplifier, ce n'est pas moi. Elle va à elle. C'est franc et c'est une réponse. Elle peut s'agenouiller et vivre ou mourir ou souffrir : poser ses lèvres sur ce sexe qui est froid de la nuit, sec et frais, avec un délicat goût de sang. La robe est un drapeau noir et quelque chose devient possible qui ne va pas seoir à la République. Je deviens complice, euh, elle devient complice. Les poings, pas que pour les fist-fuckings ! Ainsi on évite la boucherie. Mais peut-être dans l'ombre un peu plus loin il y a déjà, on ne sait plus si cette vision... Le sang... Cette outrance, cette littérature appliquée... Il ne se passe rien, l'ordre règne ! Cette ferraille dans la peau, quel ridicule ! C'est pas de la balle ! Les yeux contre le ventre, il faut lécher, au moins ce n'est pas écrire. Une chorégraphie de la langue, un langage direct à la syntaxe fine, un réel échange, une réelle douceur, de quoi s'abstraire, oublier ce qui guette — la lame —, une chanson. Une vraie sérénade pour aujourd'hui entre les murs de brique noire. La lune molle. Ma ville est de Flandres. Le chat agonise sûrement dans la cave. Un Donald Duck sommaire repeint l'écran de l'ordinateur avec de la peinture à carreau. Un CD de Faye Wong tourne dans la platine. Ou Monteverdi — ou Naked City. Il faut un drapeau noir pour sortir cette nuit. L'ordre ne régnera jamais.

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à suivre...