‘The classification of the constituents of
a chaos, nothing less is here essayed’
Herman Melville, Moby Dick



3.

Comme je sais courir je cours, je peux aussi être sur le pont de Brooklyn mais je n'aurais pas les seins qui ballottent dans le vent, les tétons pointés vers devant, pourquoi d'ailleurs avoir attendu cette nuit-là précisément — ce n'est plus la nuit mais ce jour en découle si complètement qu'il en garde l'essence affadie — pour vivre mes rues vraiment ? Courir à poil dans un madrigal de Monteverdi ou dans les rues de la République, m'habiller de plus d'espace que je n'en ai jamais eu, déranger dans la course des poings et des drapeaux si tranquilles, jamais soupçonnés, faire une boulette du ciel bleu, noir et blanc et la chasser du pied, vite. Plus loin dans la rue la brique est orange, puis rouge, puis noire, puis noire encore : dans cette palette chromatique je suis blanche, et je manque faire demi-tour en m'en arrogeant l'impunité, puis je ricane. C'est comme des araignées-robots qui glissent à ma suite. C'est une vieille musique qui rythme ma course, revenue et évidente de l'adolescence, quant à cet instant précis la course prend en charge tous les devenirs, tous les rituels, toutes les virtualités, toute la vie. C'est Dionysos (le dieu/principe, pas le groupe pop) qui court dans mes pas comme quand j'avais lu Nitch. C'est un flot gris qui roule dans les rues qui m'emporte dans toutes les directions plus celle-là de mon corps précédé de mes seins.

Comment ai-je échappé à la Polizei ? En poussant de grands cris. Comment j'ai échappé ? En agitant mes bras ma tête mes genoux comme une danseuse de butoh. Une berserker poursuivie par les sifflements, c'est moi. Tout s'est résolu dans l'action. Je vais en tout cas vers le zoo. Il y a des bêtes aussi là-bas, qui dansent aussi. La femelle rasée pour moi est elle restée là-bas. C'est elle en fait, mais je ne sais pas vraiment quoi. Inutile de le dire à qui ce soit, gardons cela pour la littérature. Ce ne sont plus des hommes mais des hommes de la République : ils ne vont pas la violer alors qu'elle sent le sexe si fort, et ça c'est un progrès, c'est un moment du 21ème siècle qui disparaîtra quand le capitalisme entraînera la République dans son effondrement prochain. Peut-être va-t-elle les tuer. Les armes tuent ceux qui en ont comme ceux qui n'en ont pas. Elle a de la ressource je crois, mais pourquoi crois-je cela ? Musique de singes.

Avant je croise des hommes, un homme en particulier. Il me regarde et il a envie de moi. Je suis une grande guerrière là et il ne connaît que ses femmes habillées. Il se souvient alors d'un voyage à Londres avec sa classe au lycée, être allé au British Museum, y avoir éprouvé pour la première fois et comme jamais depuis ce que l'art et l'animalité fondent et unissent en l'humain, aussi comment il avait dû vérifier avec ses doigts mais avec la caution de la culture antique comment son âme affleurait à certains points de son corps. Il avait oublié, il avait oublié. Il ne sait pas que c'est un peu lui qui me chasse dans la rue ce matin, pour rejoindre les autres bêtes. Il n'aurait pas pu s'exhiber comme nous dans la nuit de la République, et puis il avait oublié le Brit. Il n'aurait pas laissé ce tas de... si c'est vrai. Il n'a rien à offrir qu'une femme n'ait déjà, comme souvent. Il lance ses hommes comme des araignées. Rien que de le croiser ils l'ont fait leur et pourtant rien n'est arrivé. Mais il a envie.

Est-ce que ceux qui vivent près du zoo écoutent les singes jouer du singe, les chacals et les paons appeler l'envers du monde ? Ou ont-ils des chaînes stéréo pour couvrir ça avec, je sais pas, la Passion selon Saint Matthieu de J. S. Bach par la Petite Bande dirigée par Gustav Leonhardt ? Ou avec France Info ? Le radioréveil peut dire : chasse dans les rues mais on ne sait rien. Ou bien : le nouveau dôme du British Museum a été construit par des français et il va donc s'effondrer. Ou bien : rumeur sanglante mais la police maintient ou plus exactement d'importantes forces de police ont été déployées mais la Préfecture se refuse à toute déclaration. Ne regardez pas par la fenêtre. C'est pas une blague, ne regardez pas par la fenêtre. Tir à vue. Les araignées-ninjas sont répandues dans les rues. Q.G. mobile place de la République. Antennes rue Nationale et boulevard de la Liberté et place du Général de Gaulle (ou Grand Place). Du côté de la citadelle Vauban, grand désordre chez les singes du zoo. Il y a comme un drapeau noir que personne ne tient qui se lève alors qu'on attendait l'aube pour aller travailler. Les femmes que l'on croyait pourtant sous contrôle... Un principe/dieu grec échappé d'un livre d'un philosophe-rebelle allemand — mais pas ce groupe pop... Un analyste. Ce Nitch qu'on cause il a aussi inspiré les surhommes nazis si je me n'abuse, mais ne simplifiquons pas.

Ici les murs sont blancs, et c'est pire que la brique noire. Pas de toits, pas de cheminées, pas d'ombres portées, pas de fenêtres en coins, pas d'obliques. Mais les cris de singes du zoo portent loin et résonnent et sont renvoyés de paroi en paroi dans ce piège à sons. Dans ce piège. Si je ralentis, j'ai froid. Mais l'espace se fige. Je devrais déjà être ailleurs. Si j'ai une destination, je suis perdue. Pas le zoo. La bête, c'est l'autre. Moi je fais mon jogging de bon matin. J'ai un soutif de sport avec des bretelles croisées dans le dos, un T-shirt orange avec un bouddha dessus, un cycliste noir et des Reebok avec semelle adaptée pour éviter les écrasements de voûte plantaire. Pas envie de courir autour du zoo aujourd'hui, je vais essayer du côté de l'écluse. Le psychologue le dit au commissaire. Mais alors vous savez qui c'est ? Il nous a jeté des livres, comprenez-vous. Il a des piercings et des tatouages comme c'est la mode. Il est armé de lames de verres et il viole les femmes ou même il ne les viole pas. Même entendu parlé de tellement pire que même la police ne le dit pas à la police. Blanc. Court vite. On a parlé de danseur de butoh. C'est quoi butoh ?

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à suivre...