‘The classification of the constituents of
a chaos, nothing less is here essayed’
Herman Melville, Moby Dick



10.

Putain où sont passés ces deux tarés ? Il y a si peu — un temps infime et contenu — la piste semblait claire, on ne saurait dire pourquoi. La piste de sang, de sexe et de fiction. Le fantasme de l'aube sanglante. La musique dans le réel. Ma muse dans la mort. Moi l'homme de la République avec les hommes à mon service et au nom de la République, je dois achever le destin de cette nuit. Pas le temps de rêver au Grand Nord, au grand voyage, j'ai au moins une mission, plus de but que vous loques du matin. Je vous protège de moi-même en allant chercher l'expiation de la République. Dernier héros possible. Dernier amour possible dans la collision ultime de l'ordre et du désordre. Dernière mélodie, dernière harmonie quand en musique plus personne n'y croit que les naïfs et les ignorants. Le dernier accord plaqué de Stockhausen. Dans une maison de briques noires à l'aube on a trouvé dans un chaos de livres et de verre brisé plusieurs lecteurs CD qui jouaient encore des musiques contradictoires. Un ordinateur allumé avec un texte inachevé. Il est question d'une chanteuse cantonaise, Faye Wong, dont on a retrouvé plusieurs CD, des photos, des posters. Nos réducteurs de tête sont là-dessus.

Comment est la République à Hong Kong ? Populaire ? Qu'est-ce qu'on peut y comprendre ici ? Qu'est-ce qu'on peut aller y chercher ? On a tout ici — les femmes à tuer et qui tuent. Des livres et des films. Que dit la radio encore ? Les manœuvres de la Police inquiètent et réjouissent. L'amour de la République pour ses enfants est immense et dévorant. Je vous serre dans mes bras bleus : vous allez parler ! Où est-elle ? Ses jambes sont longues comme des lames de faux. Son ventre est intérieur, il faudrait beaucoup pour qu'elle soit jamais mère, elle-même n'y croit plus. Il est trop tard, ce sont des désirs d'hommes. Elle a cessé de s'alimenter quand elle a dû aller chercher le désir de l'autre au hasard des rues, dans les nuits stériles. Sa furie est raisonnable, si on la mesure à celle de l'Etat. Mon désir de justice intègre tous ces paramètres extrêmement complexes, et il s'applique à moi-même comme représentant de la République. Je suis si sensible. Un esthète. Un intermédiaire entre deux mondes. Un ange républicain du 21ème siècle. Et quelqu'un doit prendre la responsabilité de cette histoire. Dans mon car de commandement je tisse une toile comme on écrit un roman — sérieusement. La technoscience est avec moi. Le droit est avec moi. La passion est avec moi. Le fer est avec moi.

De la flamme noire de ses cheveux émerge le sourire exsangue de ses lèvres fines, ses dents aiguës mordent mes yeux, ses yeux voient la nuit, ses seins sont des fantômes rougeâtres, ses mains douces aux ongles rongés ont l'immanence du destin, ses bras sont longs, son sexe est un oeil de chat. Elle m'apporte toutes les peurs régressives des hommes, moi je sais en jouir, j'en jouirai jusqu'au bout. Je l'ai tellement inventée ! J'ai forgé la République pour qu'elle l'exhale du refoulement collectif. Accouchée de la douleur collective. La culpabilité du patriarcat. La haine des enfants. Le massacre des adolescents. La servilité des hommes. La lâcheté des femmes. La culpabilité des vieux. La démocratie libérale. La solitude sociale. La dépression politique. La compromission comme principe ontologique de réalité. La honte de vivre. Je m'offre en expiation hédoniste, le pleur éternel de la musique demande un ultime sanglot, vite. Après ce sera sûrement la guerre — espérons-le.

L'Europe se réhabitue petit à petit à la guerre. Finies les frontières, tout est en guerre contre tout. Dans les murs de briques noires, les ruines sont déjà prêtes. L'Occident est tragique. Il est temps de laisser la place. Je pars le premier, comme un signal. Retrouvez-moi cette femme ! Le quartier de la gare est bouclé depuis plusieurs heures, ratissé par les esclaves de la République, quels trains sont partis vers les Royaumes au lever du jour, a-t-elle pu ? Et l'autre, le singe blanc, le psychopathe, l'exhibitionniste, mon adversaire, mon ennemi (je m'en rends bien compte à présent), mon opposant, quel est son rôle vraiment ? Je n'arrive pas à déterminer s'il m'encombre ou me sert — mais je sais qu'il est l'ennemi impuissant de la République. Elle peut le tolérer, pas moi. Je suis l'homme et les hommes m'obéissent, les femmes m'appartiennent, pour la jouissance esthétique de la civilisation qui s'achève. La musique métallique est avec moi. Celle aussi qui voyage dans l'électricité et les ondes, des voix d'hommes qui cherchent pour moi les protagonistes de cette histoire.

On amène des femmes qui peuvent abuser mes hommes qui ne peuvent pas sentir, pas comprendre, juste exécuter mes ordres. Brunes, fines, étrangères, avec des odeurs de sexes. Avec aussi du sang sous les ongles. Avec du noir dans les yeux. Avec des frères haineux. Avec des insultes en arabe. Je les prends dans les bras pour leur donner l'absolution de la République — surprises, surpris. Je caresse paternellement des cheveux odorants, baise des fronts tatoués, apaise la révolte de l'injustice : c'est aussi mon rôle, aujourd'hui je dois le jouer jusqu'au bout. On ne me le pardonnera pas. Je dois achever ma quête dès aujourd'hui, j'ai fait définitivement don de moi-même. Je vais faire définitivement don de moi-même. La bonté est imparfaite. Le pouvoir. Je sors mon arme de service et perfore sèchement la tempe de l'une de ces femmes et je pleure — dignement. Quelle musique que ce claquement et sa réverbération dans la ville de briques noires !

Tout semble si normal. J'attends maintenant la vengeance. J'ai abandonné l'amour simple pour l'achèvement grandiose, mais je dois trouver cette femme, je dois trouver cet homme, je dois trouver quelque chose, je dois trouver quelqu'un. Quel vertigineux déséquilibre ! Quel art dans le gouvernement occulte de la République des passions ! Le pouvoir crée l'aristocratie. Cela me donne le droit de réclamer le sang. Le droit d'avoir un destin. Le droit de choisir ma mort — ce sera difficile et je dois pouvoir y parvenir comme un archer zen lâche sa flèche. Je serai un artiste aujourd'hui et définitivement dans la résolution de ma vie. La mort est ma toile, la République est mon pinceau. Ça y est ! Elle a pris le train avec la foule du matin, une voiture vient me chercher, vite. Sirène.

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à suivre...