‘The classification of the constituents of
a chaos, nothing less is here essayed’
Herman Melville, Moby Dick



7.

Je suis larguée, ce n'était donc pas mon histoire. Moi qui étais prête à abandonner, mais de moi-même ! Voulais éviter l'épisode du zoo. Les singes. Avoir été loin. Avoir été trop loin. Avoir quitté la République pour les Royaumes limitrophes. Plus de frontières dans l'espace Schengen sauf celles de la République, elle est sûrement plus faible. Si faible. En cette Flandre se rencontrent des royaumes de nains, les animaux y sont admis, aussi dans le zoo libre de la République. Plus personne ne les plaint, plus personne ne les envie, on s'étonne juste qu'ils soient encore en vie. Malgré la pluie. Comme à Sarajevo ou Pristina. On le sait parce que c'est bien connu, mais Sarajevo ou Pristina étaient comme cette ville, une ville de gens, avec des voitures et des télés, des élus de la République et des jeux olympiques, et un zoo. Pas loin d'ici les Flamands et les Wallons se tiraient dessus à coup de fusil de chasse il n'y a pas si longtemps. Pas loin d'ici les gars du Vlaams Blok et les Lions des Flandres ici s'ennuient depuis cinquante ans. Certains sont allés s'entraîner à Sarajevo ou Pristina à tirer sur ceux qui s'entraînaient à poser des bombes à clous sur les marchés de la République. Peu sont morts de chaque côté, ils ont laissé ça aux locaux qui étaient moins entraînés, bien sûr. Mais ils ont la paresse des gens contre eux, jusqu'à ce qu'elle soit pour eux.

Un jour il y aura des snipers dans le clocheton de la grande poste place de la République qui servira enfin à quelque chose, et les animaux qui avaient pourtant survécu à la pluie étonneront encore plus de survivre encore — grâce à un vétérinaire en chef misanthrope qui brave le no man's land tous les jours pour les nourrir. Les animaux. Les animaux du zoo libre de la République. Qui mène une autre guerre, mais on ne comprend plus laquelle. Vous avez compris ce qu'il s'est passé ? Si j'avais mon ordinateur ce serait plus simple, ça m'aiderait. J'ai un tapis de souris Star Wars : the phantom menace avec Nathalie Portman dans le rôle de la Reine Amygdale. Je la regarde dans ses yeux plats et même le vide est dérisoire, même le dérisoire est vide. L'affranchissement est dans le néant concret du réel, une fois passé le seuil. C'est bien plus vrai que si c'est un bouddha qui le dit. Plus de mérite. Toujours, à vivre sans dieux.

Il était prévu que j'aille vers le zoo, mais je ne sens plus la chasse derrière moi. Je suis calme maintenant. Je suis morte. Non, ça, ça sera la dernière phrase ; mais je peux la préparer maintenant. On ne sait jamais quand ça peut arriver, même avant la fin de cette histoire, alors autant être prête. Ce sera de toute façon la fin, je le dis au cas où quelqu'un serait obligé de finir à ma place. Pas hésiter. De toute façon je ne contrôle rien, même pas ce que je sais et c'est si peu. Même pas quelqu'un d'autre qui me manipule. Ce que l'autre trouve dans la musique radicale de l'aube et qui me libère. Un indicible. Faire quelque chose de sa conscience du rien. C'est lui, c'est elle, c'est moi, et qui arrive après. Qui finira l'histoire. Qui finira la phrase. Qui lira le livre. Si je laisse l'ordinateur allumé cinq cent ans, mille ans avec cette page ouverte, il n'apprendra rien, il n'évoluera pas, il n'en fera rien. C'est le temps d'une session d'entraînement au temple de Shaolin.

J'étais devant ce miroir à me faire le spectacle de moi-même. Je pourrais me souvenir longtemps : de mes adolescences, de mes études, de mes affections, de mes psychotropes. De ce que le monde a déversé en moi. De ce que j'ai accepté du monde. Mais tout est désormais griffé sur ma peau. Mémoire simple et définitive, fausse bien sûr. Ce que j'ai à voir : du concret. Ce que j'ai à lire : du lisible. Ce que j'ai à vivre : du moi. Ce que j'ai à mourir : de la matière. A moi d'en faire du musical. Moi je n'ai pas besoin d'en mourir, je ne cours pas après la main qui me termine, je la laisse me trouver la chatte pour qu'elle m'aime et me branle. Je connais cette musique. Je n'ai pas toujours été cette innocente. C'est un parcours, accompli avec mes muscles aussi. D'accord du diable en accord du diable, j'ai descendu la gamme des dissonances et entendu toutes les musiques. Je n'ai plus peur de rien. J'ai laissé la République me courser par goût de courir. Je n'avais pas besoin de le savoir, ça été ainsi. Je suis prête. Selon l'humeur du moment, autant de plaisir, même plaisir à vivre et à mourir. Ou entre les deux, se soumettre à la blessure, laisser ou guider la lame dans la peau, ou l'aiguille, ou le clou.

Quand je me regarde, j'ai quelque chose à voir. Quand je me montre, j'ai quelque chose à montrer. Moi entre autres, entre les autres. Je suis de ce monde, pas besoin de jouer contre, tant que je ne joue pas pour. De l'autre côté de la rue, derrière deux fenêtres, un type souffre que je peux regarder. Mais il ne joue pas, il ne fait que souffrir et ça ne lui sert à rien. S'il me voit le voir, il ne gagne pas de points. Son corps est grisâtre sans faire de lui un fantôme. Il ne tire pas de gloire d'avoir froid. Sa femme ne le mord pas. Son ordinateur ne lui sert pas. Il écoute la radio le matin, mais il n'a pas entendu Sigismondo d'India lui livrer la clef du métal en lui le matin, ni Faye Wong, ni Napalm Death. Pourtant je le vois par la fenêtre, donc tout cela est possible. Comme je suis passée de cette nuit dans ce matin. Comme j'ai un autre statut, sûrement provisoire, mais auquel je m'étais préparée toutes ces nuits devant mon ordinateur. Comme inéluctablement ou mourir de la gangrène.

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à suivre...