‘The classification of the constituents of
a chaos, nothing less is here essayed’
Herman Melville, Moby Dick



13.

Ce doit être cette fois que je ne rentre plus chez moi. Ce doit être cette fois... Ce doit être cette fois que j’écris et c’est pour cela que j’écris. Évidemment pas de destin là-dedans, pas de prémonition, bien sûr, tout au plus un exercice de style. Tout arrive à tout instant, mais on n’en fait pas un livre. C’est déjà un livre fait de pas grand-chose – pas grand-chose de visible, bien sûr. Mais le visible comme point tangent sur le plan du réel d’une sphère invisible ne donne rien de la taille de la sphère. Je ne vois pas ce qu’il y a derrière ma tête. Tu vois ce qu’il y a derrière ta tête ? Tu ne vois pas ce qu’il y a derrière ma tête, mais ce que tu soupçonnes est aussi valable pour toi. C’est pour ça qu’on lit. C’est pour ça que j’écris, je l’ai déjà dit, je paye mes dettes. Mais là je bois un café. Pas terrible, mais bon. Je quitte parfois mon livre des yeux, quand un mouvement à la frange de mon champ visuel amorce mon désir. Mon regard est vague. Mon regard est fixe. Ce n’est pas vraiment de l’attente, j’ai des informations diffuses. Je sens revenir à ma mémoire des bribes de quelque chose de puissamment refoulé. Quoi, c’est quoi ? Un peu du goût douceâtre du café, un paragraphe du livre, les seins de la fille à la table là-bas, le bois de la banquette sous mon cul, l’air respiré, la musique infecte de la radio, la lumière de la fin d’après-midi, une décharge aléatoire entre deux neurones…

Ce n’est pas vraiment de l’attente, en tout cas pas de ça – ça attendre, je sais faire, puisque j'ai appris à l'école et à la radio que le corollaire du désir est l’attente (c'est une ritournelle doxologique et si c'était vrai ne me demandez pas de développer ça ici, soyons sérieux). La tension dans mes ongles… Des voix assourdies… Le mouvement de l’air immobile… La démarche embarrassée d’un junkie… Un point noir dans un rond blanc… Quelqu’un me regarde… Quoi, je ne vais pas te décrire la forme, la couleur et la consistance de mes étrons, je ne fais pas dans la littérature, mon processus de survie consiste en quoi ? Tout est trop tard – j'aurais dû être morte mais bon on va se contenter de cette vie… Finalement je suis retournée voir mon toubib et lui ai calmement expliqué que tout le monde avait intérêt à ce que je reste calme, on s'est compris, j'ai de nouveau en poche ces quelques pilules roses mais entre temps la République les avaient débarrassées de toute aura poétique en y substituant une molécule générique. Bon. Quand se délitera cette lâcheté vitale, combien de temps de vraie vie pourrais-je m'offrir ? Quelques mois ? Quelques jours ? Quelques minutes ? Peu importe. Mais cette conscience… Je sais bien que si je sors une lame je la retournerai vite contre moi… Je hais autant les héros que ma nécessité de ne pas être autre chose… J'aurais pu rêver comme Maman du bonheur domestique – cette courte parenthèse dans l'histoire des femmes où la République l'a voulue oisive et frustrée, entre 6 000 ans d'esclavage et la fin des trente glorieuses. Ça aura permis à Marguerite Duras de se faire passer pour une écrivaine. Qui peut croire ça… Impossibilité… Ou il faudrait que quelqu'un me provoque, moi je ne le ferai jamais… Alors celui qui doit me trouver sur son chemin pour je ne sais pas quelle quête régressive pour laquelle il lui faut une femme – faiblesse patriarcale – qu'attend-il ? Je ne sors pas de chez moi pour me faire des amis. S'il y a eu du sang au début de cette histoire, c'était certes un pari, mais un pari vital. Un jeu de con mais c'est l'ultime définition. Ultime définition.

D'un livre de jeunesse j'ai retenu de repérer des armes potentielles dans tout environnement, ça ne m'a jamais servi mais je fais ça depuis vingt ans à chaque instant. Je l'ai dit je suis prête, c'est mental mais je suis prête à vivre, même s'il faudra mourir pour ça. Je casse cette soucoupe sous ma tasse de mauvais café et un fragment de céramique blanche tranche peau, muscle, tendon, gorge, œil… Pourtant c'est une souffrance d'être dehors, la musique y est calamiteuse, la musique de la République comme tout dans la République n'est là que pour occuper l'espace, un maximum d'espace, pour que rien ne soit possible. Je dois puiser au fond de moi une capacité à danser une musique plus élémentaire, celle-là même que le métal et la nuit avait suscitée, celle-là que trop érudite je camoufle sous des noms savants mais que les animaux du zoo et les flics apparemment... De rares tentatives... La garniture métallique arrachée à la banquette et encore garnie de vis est un fléau efficace et son extrémité biseauté un estoc redoutable. J'ai marché au-devant de la mort parce que c'était ça ou la mort lente dans la République et puis j'ai oublié, pire je l'ai incorporé à cette autofiction qui retient mes coups depuis… Depuis ? La déliquescence de l'art, la faillite de la révolution, la désintoxication ? La solitude ?

L'air résonne de grands coups d'infrabasses, la ville sait qu'elle tombera un jour sous les bombes, elles ne sont ni amies ni ennemies les bombes, ici ça a été aussi le Reich à un moment ou la République était en vacances… Enfin sans être d’accord sur le meilleur endroit et le meilleur moyen de. Les mesquins poseurs de bombes artisanales finiront au service de l'Empire, leur cause est la même, ils auront juste plus de moyens. Le bricolage ça va un temps. En attendant, asthénie. Mendier. Le rock et la télévision m'ont donné un moment d'adolescence cette identité de vampire qui revient ridiculement depuis… Depuis ? La déliquescence de l'art, la faillite de la révolution, la désintoxication ? La solitude ? Camisole médiatique + camisole culturelle + camisole chimique… Pas besoin de camisoles politique ou philosophique, la question est déjà réglée. La République de mille ans n'a plus d'ennemis. Il y a un couteau au fond d'une poche. Le métal réagit à l'émotion. La part magique du métal est négligée, son arrachage au ventre de la terre, sa purification par le feu, sa soumission momentanée, la revanche que sa forme forcée doit prendre sur l'homme ? Combien de couteaux n'ont jamais trempé dans un sang humain ? Je ne serais pas qui je suis sans une alliance avec le métal, ni sans une empathie focalisée sur la conscience refoulée de la relation prédatrice. Je pourrais être n'importe qui dans une foule composée de n'importe qui…

Même au fond des esprits domestiqués – ce n'est bien sûr pas de la révolte – la haine de classe reste une strate d'aliénation tout à fait efficace pour maintenir la stase républicaine. Marx est le Machiavel du néo-libéralisme comme Mao Zedong a été le stratège des guerres coloniales de la République. À l'époque où Bach écrivait ses joyaux mathématiques, ses contemporains se lardaient de grands coups d'épées. À peine plus que des massues. Un peu magiques d'être en métal. Si quelqu'un ne vient pas se battre avec moi il va falloir… Je ne rentre plus ce soir, vais-je encore ramper jusqu'à la gare – avec mes camarades travailleurs qui rentrent au bercail – et chercher la frontière proche ? Viens te battre ! Où est-ce que t'es connard ! Personne n'a donc le sens de la destinée ? Qu'aurait-il fallut pour que je vive ? Qui d'autre a un couteau dans la poche ? Putain que ce café est donc dégueulasse ! Je comprends encore une fois que je suis définitivement seule. J’oublie souvent, un fond de naïveté qui me garde en vie.

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à suivre...