‘The classification of the constituents of
a chaos, nothing less is here essayed’
Herman Melville, Moby Dick



11.

Les trains royaux sont plus confortables, plus spacieux, plus agréables, bleus et gris. Les hommes de la République ont entrepris de raconter cette histoire, ils me fantasment avec leurs imaginations réduites, il reconstruisent avec leurs peurs, ils ne peuvent pas voir une femme. Pris le train vers le nord, vers l'extérieur. J'apporte un peu de corps à la réalité, à la fiction. Enfin celle avec qui j'ai baisé à un moment cette nuit avait un corps émouvant, avec des cicatrices et des bijoux, mais je crois qu'elle s'est perdue dans son esprit. Et je préfère un peu ces petits hommes avec leurs bites dressées, quand on fait semblant de parler. Un autre je ne comprends pas, je sais une présence et un pouvoir, une coordination d'hommes, une intelligence collective déléguée. Intelligence est un petit mot. Un petit concept. Je suis bien sur la banquette bleue du train qui se dirige paresseusement vers la proche frontière du Royaume. Il y a cette caste informelle et universelle des frontaliers — j'en suis —, qu'une majorité méconnaît. Toujours à quelques kilomètres de l'étranger, de l'étrange ; prêt à sauter dans le quotidien d'en face. Les hommes jouent aux contrebandiers pour justifier les frontières de la République. Les mois passent.

Les petites villes de ce Petit Royaume sont plus grandes que les grandes villes de la Grande République. À l'ombre du Palais, entre la Gare du Midi et Chinatown, un petit Sahara m'avale et me digère — je hante la nuit les rues pavées murées de briques noires et les hommes de nuit ne manquent pas. Le Royaume ne peut jamais s'empêcher de se captiver de ce qu'il advient de la République, même si Roi, Reine, Prince, Princesse, autres gangsters et crétins congénitaux servent à faire croire que le Royaume en Europe vit encore — et donc j'ai bien entendu de l'homme de la police là-bas. Je ne m'y suis pas intéressée, mais on me dit dans quelques aubes noires quand j'ai pu dormir que je suis liée à une histoire qui concerne aussi au moins la femme qui parle en dansant et qu'ils pensent un homme qui danse en parlant. Les bavardages des hommes entre eux autour du thé et j'attends de cette femme ou d'autres femmes qu'elles influent de la vie et de la fiction dans tout cela. Je ne suis pas celle qui raconte cette histoire, j'ai déjà du mal à la vivre — à la percevoir comme vécue, celle que j'avais rencontrée ce soir avait un ordinateur et écrivait à une chanteuse chinoise, des lettres qu'elle n'enverrait jamais : une fiction.

C'est cet ordinateur qui crée en elle la velléité d'écrire. On se demande comment la littérature a su voir le jour avant les claviers et les écrans. Moi apparemment je fais écrire — j'ai un peu honte mais c'est un talent maudit et atavique né de mon bas-ventre brûlant ; et puis je n'ai rien demandé à personne. Ces aubes noires ont aussi rapporté des visions de chairs sanglantes, mais que retenir des rêves, et petit à petit cela s'est espacé, puis estompé, et rejoint les portraits de Roi, Reine, Prince, Princesse, autres gangsters et crétins congénitaux dans le fantasme pauvre de l'imaginaire médiatique. Je vois des affiches de films mais je n'entre jamais dans les cinémas. Je bois des petits verres d'alcool dans les cafés ouverts la nuit et ce contre-feu assèche mon désir, par instinct de conservation. Car bien sûr ce n'est pas à moi de le dire, je ne sais pas si cette histoire commence ou finit et cela dépend de comment on la raconte, aussi de pourquoi. Laissons ces questions à ceux que ça concerne, souvenez-vous, j'étais cette femme en noir, la femme en noir qui offrait son sexe à la nuit dans les rues de la République.

Mais la littérature est ma chair : croyez-vous que je n'en suis qu'une animale ? Je sais si bien ouvrir le cœur des hommes à ma fiction, pensez-vous que je ne me suis pas nourrie, que seul l'instinct et la bête dévoreuse me lubrifient ? Le rôle que je vis, je l'assume et le désire, c'est le choix ultime et radical de la fiction et de la littérature, l'aboutissement de millénaires de culture patriarcale, un choix d'art, un choix de femme — une sincérité intellectuelle. C'est ma liberté et ma responsabilité individuelle de transformer mes chaînes en rubans, d'en dessiner des trajectoires musicales de métal dans l'espace brûlant, de reconstruire la nuit des sorcières dans la nuit stérile de la République, de gonfler par un souffle de hasard les drapeaux noirs abandonnés au bout de bras sectionnés, un peu de noir, un peu de rouge, je me veux nécessaire. Si l'on me désire, ce n'est pas par hasard. Ce n'est pas par vice. Il n'y a de vice que dans le jugement, non ? La nuit où tout a commencé, c'était d'un procédé littéraire. Une mise en fiction du réel. Inutile de vouloir aller plus loin ou plus près que le récit ou les récits qu'on en fait, plus loin c'est s'éloigner, plus près c'est salissant. À l'ombre du Palais je pose, me pose et me dépose. Toujours l'or sale du Royaume en guise de lumière.

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à suivre...