‘The classification of the constituents of
a chaos, nothing less is here essayed’
Herman Melville, Moby Dick



6.

Le chef des hommes est debout sur le bitume dans un bric-à-brac de métal qui prend son sens en véhicule de police, comme d'habitude. Il regrette de ne pas porter la tenue de camouflage urbain de ses hommes, son grade requiert un uniforme plus de prestige que de pratique. Il pense que d'avoir entendu dans les bris de verre, les cris des hommes et le braillement métallique des radios quelques bribes de Come inanti de l'alba de Marenzio surnageant derrière le forcené qu'ils pourchassent maintenant le met dans une position inédite et passionnante. Même content que la femme ait disparu. L'air du matin est comme un bruissement profond, la musique de l'entre-deux, une couleur tridimensionnelle, un indéfinissable qui requiert toute attention, éloigne tout, annule tout. Toute la chair des hommes, tout le sang des hommes, tous les os des hommes se lient et s'annulent dans la simplicité de l'instant. Seule la musique le sait. Peu d'élus le vivent dans la musique, mais l'homme y existe et s'y accomplit. Et la musique se justifie dans cet accomplissement.

L'aube prend alors son sens dans la musique de l'homme, une conjonction idéale du cosmos, de la conscience et de l'art qui les fait communier, et un homme est là pour le percevoir — peut-être même à chaque instant. A ce moment, à cet instant c'est lui, lui pour qui à cet instant tout est musique, tout est transcendance. Comment ne jamais l'oublier ? Comment préserver ce ravissement de l'amoncellement de la matière du temps ? Seule la mort. Seule la mort peut l'accomplir. S'il y a un tueur ici, qu'il fasse son oeuvre. On pourrait mourir de la main de la femme sombre, fragile et animale qui a disparu. Pourquoi elle ? Que sent-on en elle qui appelle la mort ? Toute la chair a fondu et ne constitue plus qu'un fil à trancher. Un fragment de verre. Dans la main d'une apparition, un concentré de nuit et seule cette femme évanouie peut s'arroger cette dignité. Les lambeaux de nuit qui sous-tendent l'aube peuvent l'arrêter indéfiniment, consacrer une musicalité hors du temps.

L'aube vibre de métal, de mort et de fuite. La musique pourrait se concentrer en un point de lumière inaltérable, sans plus de palpitation, ou celle-là même de qui la perçoit et se révèle ainsi. Une telle conscience devrait consumer l'esprit qui l'assume et le pétrifier dans l'éternité. Quelle main d'os, de chair et de sang pourrait porter le verre tranchant ? Si cela doit être, la conscience doit désigner son agent dans le plan de la matière et c'est cette femme. Le barbare qui la violait et menaçait de lui trancher la gorge devient moins barbare, juste un sub-agent. Qu'il courre. Pas de hasard. Elle était plus que nue, on lui a donné un vêtement noir, évidemment. Elle s'est envolée. L'aube devient violente. Il faut aller vite, tout cela ne tiendra pas longtemps. Mourir ou rien vivre.

L'homme de la République sait que si tout doit aller vite, tout le lent temps d'avant devait être. Il devait être le chef, pour être là, à ce moment. Pour avoir à la chercher et pouvoir le faire. La République devait être là pour lui en donner le pouvoir. Prends ce tesson et tue-moi. C'est ainsi que cela doit se passer. Holà mes hommes, à moi ! Trouvez la femme. C'est elle qu'il faut trouver. Laissez courir l'autre brute. Moi le chef je le sais c'est elle, qu'on me l'amène sur-le-champ. Elle pue le sang. C'est pire que tout ce que vous qui mangez de la viande d'abattoir pouvez concevoir. Elle doit être livrée à la République que j'incarne dans les plus brefs délais. Prenez vos ordres de moi seul. Tue-moi. Il est une ivresse de sang que le sang seul absout. Besoin de rien savoir. Cheveux noirs. Robe noire. Taille et silhouette nocturnes. Sexe mutilé. Etat de choc. Super dangereuse. Se dirige vraisemblablement vers le centre. Pue le sang. Carnage. Prise d'otage. Déviance sexuelle. Pulsions incontrôlables. Cadeau de la nuit à la conscience. Animal craché de la nuit. Mauvaise conscience féminine de l'homme de la République, de la République de l'homme.

Ses gardiens se rassemblent et partent dans l'autre direction. Bousculade dans la grand rue. Effectivement une ombre en sexe a descendu par ici. Une trace infime seule en subsiste parce que dans le matin commençant la rue se redessine inlassablement, personne ne vague, ne revient sur ses pas. Mais il reste que l'on aurait pu violer quelqu'un dans ce matin, alors que d'ordinaire, c'est la queue entre les jambes que le boulot nous accueille. Nous les hommes. L'érection matinale s'est résolue dans la cuvette des chiottes et la tartine beurrée dans le café au lait absoute de toute métaphore. Ceux qui baisent le matin y sont encore. Tas de chômeurs. Mais on sent la mort qui plane, la mort qui rôde, la mort qui rampe, la mort qui se projette d'un esprit à l'autre, vides qu'ils sont de la musique de l'aube. Inconscients. Et si Dionysos (pas le groupe, le dieu/principe) ou Zarathoustra marchait parmi vous ? Si les hommes interrogeaient ? Hé toi, t'as vu Dieu ? T'as vu la femme ? T'as lu Nitch ? T'es con, il est passé à la télé dans Matin Bonheur. T'as entendu la musique de métal et de sang dans l'aube métallique ? La musique du chef de la police ?

Il est resté longtemps pétrifié comme humant la rumeur — ce n'était pas loin du zoo et l'on chassait l'homme —, puis nous a dit : "C'est la femme, allez". La République lui parle par télépathie. C'est notre chef et nous l'aimons. Toi tu as désiré le cul de la femme, parle nous-en. C'était un autre qui est presque arrivé à l'usine maintenant mais tu sais. Ç'aurait pu être toi. Et toi tu t'es surprise à rêver lui embrasser un con glabre alors que la nuit dernière encore tu te branlais sur une photo de Jean Claude Van Damme. Un sujet belge ! Pas allée au lycée, petit animal coincé. En tout cas c'était elle. L'invisible a creusé dans la rue un désir par défaut dans la foule fugitive. Mais la police sait. Voilà, c'était l'histoire de la police.

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à suivre...