‘The classification of the constituents of
a chaos, nothing less is here essayed’
Herman Melville, Moby Dick



17.

Elle en est une autre, de mon genre : quand je me suis levée c'était un jour important, parce qu'il faut des jours importants et surtout ne laisser personne les décider pour soi. Un jour important demande une préparation minutieuse, c'est ainsi que. Je me réveille quand l'horreur d'être éveillée bascule dans l'horreur de dormir. Puis je sors de chez moi et je suis prête. Corps baigné et douché d'eau glacée. Peau ointe de cinq crèmes, celle pour les jambes, celle pour les seins, celle pour le visage, celle pour les mains, une autre encore. Toute pilosité sauf les sourcils exfoliée à la cire tiède. Ongles des pieds et des mains taillés en ovales parfaits et laqués de rouge sombre. Sourcils dessinés au pinceau et à la pince à épiler, cils chargés de mascara, paupières égyptiennes. Lèvres tranchées du même rouge. Cheveux teints au henné noir, huilés et tressés en une lourde natte. Quatre anneaux d'argent brossé de section carrée aux oreilles. String de dentelle noire fendu, guêpière baleinée aux bonnets pigeonnants s'arrêtant sous le téton, bas en résille avec jarretière auto bloquante. Levis de cuir noir (avant de l'enfiler, je m'étais introduit par la fente de mon string deux boules d'acier chirurgical de la taille d'un globe oculaire), boots à talon larges et lacets, stricte veste de tailleur noire et cintrée. Je sors de chez moi - je chausse mes lunettes noires et je suis prête, comme je n'ai jamais été prête, je suis prête, je suis prête.

Bien sûr non.

C’est parce que je ne suis pas prête que cette fois je suis partie… Un T-shirt, des jeans - gris. Dans la poche frontale de mon sac d’ordinateur, quelques vêtements, deux livres – des gros pénibles à lire, gardés pour l’occasion. La rue est pavée de granit gris, elle est d'avant la République, les murs qui la bordent ont protégé les Tyrans, les Prêtres et les Percepteurs, les Gens d'arme et les Marchands, les Prêvots et les Fermiers Directeurs, les Maîtres de Guilde et les Officiers. Maintenant ils sont le pittoresque décor où évoluent les Hauts Fonctionnaires, les Chefs d’Entreprise, les Professeurs d’Université, les Professions Libérales, les Commerçants du centre ville, quelques Artistes compromis… Aux rez-de-chaussées épiceries fines, artisans d’art, boutiques de lingerie, restaurants thématiques, officines et cabinets.
Ô l’humiliation pour en arriver là. Il fallut travailler et gagner l’argent. Mais ça ne marche pas comme ça, impossible de faire plus que survivre quand on veut rester honnête. Alors l’occasion est arrivée. Remplacer quelqu’un au dernier moment pour un projet important. Faire monter les enchères. Travailler nuit et jour, compresser les tâches et délais, gonfler les coups, affoler les financeurs, sauver le bazar, saler la note. Et tout liquider en attendant le chèque… Vie suspendue pendant semaines grises. Nuits grises à me poser des questions. Attente et bouleversement. Pas prête quand le moment arrive. Pas le choix – il n’y a plus rien à moi ici.

Je n’ai pas tout fait dans leurs règles bien sûr, je n’ai pas réglées mes dettes, pas bouclé mes comptes, pas paraphé mes renoncements. J’ai tiré au maximum les maigres ressources du système, je laisse filer jusqu’au crash. Maintenant si je reste je serai punie parce que je n’ai pas été sage. Hier je suis passée à la banque pour retirer. Bon bref. La gare des bus est sur une petite place à côté de la Grand Place. Des déplacés roumains, des étudiants japonais ou israéliens sur la route, des vieux arabes qui font la tournée des enfants dispersés en Europe, des mamas de Matongué avec d’énormes bagages, des indéfinissables. Une bouteille d’eau, un sandwich, un paquet de chips. Lecteur MP3 avec en mode aléaroire des motets de Monteverdi et l’intégrale des enregistrements de Napalm Death pour la BBC. Pause-pipi à la station service – un objet de contemplation mystique pour étudiant en architecture postmoderne. La nuit tombe et sous ma couverture je me masturbe doucement et longtemps sur la musique qui me coule dans les oreilles. Les douaniers viennent nous contrôler régulièrement – tous ces roumains ! Un type ne remonte pas après une pause sur l’autoroute. Son sac qui semble contenir les possessions de toute une vie reste sur son siège. Ça n’aurait pas coûté beaucoup plus cher de voler en low-cost vers la Fédération mais ça aurait été beaucoup trop rapide.

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à suivre...