‘The classification of the constituents of
a chaos, nothing less is here essayed’
Herman Melville, Moby Dick



18.

Tellement de Pays en Europe, comme si on en inventait un nouveau toutes les semaines pour y caser de nouveaux trucs improbables, des costumes désopilants, des coutumes archaïques, des recettes de cuisine immangables, des systémes bancaires tordus pour arnaquer les braves gens. Tu passes la frontière et les godemichets géants et les pipes à chichons dans les vitrines font place aux crucifix (servent sensiblement à la même chose). Là on gobe le poisson du jour cru sur une tranche de brioche, ailleurs la viande est broyée, malaxée, cuite, recuite, épicée, fermentée avant toute consommation. Jupette ras-la-moule sous la doudoune polaire, ou bas chair à 40° à l’ombre. Uniforme folklorique et bâton blanc, ou treillis kaki mitraillette au poing. Mais toujours et partout le même uniforme muraille de l'homme responsable aux responsabilités, comme manifeste de son abandon de tout. Et les même voitures. Et les mêmes chaînes de magasins de fringues ou de DégueuleBurger. Et le même bitume, partout. Partout.

Dans la berline qui le conduit vers l’autre Capitale, un joue d’un film, la scène ou l’homme en gris démonte et nettoie son flingue. Panard sado-anal sublimé par la discipline et le pragmatisme – l’histoire de la Civilisation. Il pose des trucs en métal sombre sur la tablette devant lui, les tripote un peu et les polit. Une peau d’animal mort enroulée autour de l’index. Une flasque à whisky tubulaire gansée de cuir isabelle. Le paysage gris qui glisse le long de ses tempes, comme des œillères de temps et d’espace. Il rumine, rien n’advient, tout est si lent. L’Auteur n’est pas assez à sa tâche, l’action se dilue.
La Capitale d’un Empire déchu, matrice de musique, patisserie et nazisme, à moins que ce ne soit. En ces temps de vitesse mécanique, on passe aisément en une journée d’un Empire déchu à un Grand Duché continental oublié, à une Ville-Etat et sa splendeur passée, à un centre du Monde éphémère, à la Métropole d’un empire colonial sur lequel le soleil ne se couchait jamais, musées territoriaux d’une identité figée dans une histoire suspendue.

Dans le train qui la ramène encore vers une autre ville encore de la grand plaine, une scrute sombrement la houle des esclaves à l’assaut du Travail, elle les hait parce qu’ils la haïssent, et elle a toute sa vie appris à se faire haïr – enfin on le lui a appris et elle a perfectionné le truc… Elle s’est récemment approprié la panoplie de l’Ennemie déclarée de la République – c’était avant la dernière fois que ce fut un scandale médiatique, mais après la première – elle a adopté le niqab lui couvrant le visage, et trois fois masquée, elle est à la fois au plus loin de tous, et le centre de leur petite attention et de leur encore plus petite capacité d’indignation (comme on dit à télé publique en deuxième partie de soirée). Les petits homme de la Police eux-mêmes n’osent plus la contrôler.
Les petits hommes barbus, eux, voient bien de par son port et les lueurs sauvages de ses yeux sombres que malgré sa silhouette noyée dans un voile noir, les mains même cachées par des gants noirs, elle n’est qu’une simulatrice puante (ou alors elle est une princesse saoudienne mais il y a peu de chances). Mais loin de la Oumma, soumis à la République, ils ne peuvent que… Mais ils ont du mal quand même avec ses talons de douze centimètres. Elle n’en avait jamais mis, elle a souffert, elle a dû s’entraîner.
Donc elle a compris à un moment qu’elle était une joueuse. Il y avait trop de jeu autour d’elle, elle devait en faire partie. Refuser était un mauvais jeu. Elle s’était trop faite remarquer en étant un trou noir dans la trame du jeu, alors elle a inversé sa stratégie – ou le contraire – en s’affichant comme invisible. Elle était d’abord devenue une célébrité anonyme, puis s’était clonée et multipliée. Dans son quartier de la Capitale Ultime de la Confédération, les jeunes filles se sont mises à l’imiter, parce que c’est la Vraie Voie ou parce que c’est Trop Cool… Parce que l’histoire du siècle nous a appris que s’afficher comme la Victime Absolue dans un monde pétrit à juste titre de mauvaise conscience permet de s’affranchir de la morale. Une victime muette et invisible en plus ! Immanquablement tôt ou tard un Député de la République ou un autre Valet du Pouvoir va s’indigner, les Médias et… le Monarque… Je suis déjà mort d’ennui rien de d’essayer d’en dire plus ! Bref ce sera de sa faute. Entre temps elle avait disparu encore dans la multiplication infinie de son invisiblité ostentatoire. Oui, oui.

Dans le bus qui coule dans la nuit abyssale, une suspend sa respiration jusqu’à l’étouffement, pour ne pas crier quand elle se donne un troisième orgasme (le meilleur, comme toujours) en moins d’une heure. Elle s’est entreprise tout doucement et tout doucement est venue.

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à suivre...